Bertrand Tavernier

Bertrand Tavernier - Partie 7

1995 : "L'Appât"




L'Appât

C'EST AVEC l'affaire Valérie Subra durant les années 80, qui fascine Tavernier, que tout commence. Il décide alors d'acheter les droits du livre de Morgan Sportès, exacte reconstitution de l'affaire, et se met à écrire le scénario avec son épouse Colo. Il veut alors raconter une histoire qui peut arriver à n'importe qui, un film qui décrit les comportements et les motivations de cette jeunesse des années 90. Une jeunesse sous l'emprise totale d'un imaginaire visuel américain. Une jeunesse qui ne pense plus aux conséquences de ses actes, qui ne croit qu'en une seule valeur : l'argent. Il veut aussi faire un film sur les ravages de l'inculture et de la bêtise. Une véritable dissection de cette génération qui préfère voir 100 fois le "Scarface" de Brian De Palma et qui se plait à répéter qu'avenir rime avec pouvoir et célébrité. Dans "L'Appât", Tavernier dépasse les critères de la sympathie ou de l'antipathie et grâce aux jeunes acteurs plus vrais que nature, il nous est soudainement exposé, non pas une tentative, non pas un portrait, mais bel et bien une photographie, une copie conforme de ce que chacun d'entre nous peut aujourd'hui constater. Une insouciance, un égoïsme, un manque d'encadrement. Un "petit monde" fermé et qui se noie littéralement dans l'illusion.

Le film a engendré de nombreuses réactions et fait bouillir tout une lignée de bien-pensants qui ont affirmé que le principal élément insupportable est la violence du film. Et pourtant on ne voit pratiquement rien, pas de sang, pas de scènes de boucheries (contrairement à "Scarface"). Et pourtant les gens furent choqués ? Normal parce que la violence que nous expose Tavernier est réelle, dépeinte dans tout ce que la vie peut comporter d'atroce. Des émotions brutes, un cauchemar dont on ne se réveille jamais. Tavernier est donc au courant, il n'est pas resté dans les années soixante, il a évolué, il a compris. Et il est très efficace.

1996 : "Capitaine Conan"






Capitaine Conan

Diriger un film de guerre dans les traces de "Pour l'exemple" de Joseph Losey et de "Les Sentiers de la Gloire" de Stanley Kubrick constituait tout un pari... Et tout tend à démontrer que cet énorme pari est remarquablement réussi par Tavernier avec "Capitaine Conan". Adapté d'un livre de Roger Vercel du même nom et co-scénarisé avec Jean Cosmos, "Capitaine Conan" est un voyage minutieux à travers les tranchées de la Guerre de 14-18. Une guerre trop oubliée selon Tavernier.

Filmé du point de vue d'un homme de troupe hors du commun, le film nous amène visiter ce qui se tramait après l'armistice de cette première grande guerre du siècle. Les principaux héros sont des repris de justices qui constituent un véritable commando. Un groupe d'hommes qui font le "sale boulot". Des gens qui n'ont de vie que par la guerre, qui en dehors de celle-ci ne sont absolument rien. De l'autre côté nous sont dépeints des généraux complètement dépassés, qui se foutent de l'état pénible des évènements. Bref on nous brosse ici un tableau détaillé des dessous de l'armée, de son fonctionnement, de ses absurdités. On tente de nous exposer le plus de situations possibles qui puissent décrire les mentalités et les échecs d'alors, les peurs, les méthodes.

Formidablement bien reconstitué, comme Tavernier nous en a donné l'habitude. Prestation étonnante de justesse et de spontanéité par l'acteur Philippe Torreton (César du meilleur acteur en 1997). Des dialogues complets, détaillés, recherchés, riches. Des entrecroisements de différents témoignages ficelés de main de maître. Des décors et une musique étudiés et correspondants parfaitement aux émotions et ambiances voulues. Un Tavernier au meilleur de sa forme qui, caméra à l'épaule, court parmi ses soldats pour faire revivre au spectateur la frénésie des scènes de batailles. On ne nous laisse pas deviner le plan suivant, celui-ci appartient à l'action du moment. Tavernier sait filmer la guerre.

Conclusion :


POUR TERMINER, notez que Tavernier a, depuis "Capitaine Conan", réalisé un documentaire : "De l'Autre Côté du Périph" pour lequel il a passé près de 3 mois dans une banlieue. Son prochain film sera "Ça commence Aujourd'hui" avec Philippe Torreton dans le rôle d'un enseignant. Et puis Tavernier ne se contente pas de faire que des films, il s'implique dans beaucoup d'autres choses... D'abord, parmi ses bouquins, il faut retenir "50 ans de cinéma Américain", aujourd'hui véritable référence critique, ainsi que le passionnant "Amis Américains", un recueil d'entretiens avec plusieurs cinéastes lorsque Tavernier était attaché de presse. Il préside aussi l'Institut Lumière à Lyon (créé en 1982) et se sert de cette plate-forme pour, entre autres, faire traduire et éditer des mémoires de grands cinéastes comme Michael Powell ou de critiques comme le recueil des écrits de Roger Tailleur. Pour en savoir un peu plus sur l'Institut Lumière, vous pouvez aller sur le site de Cinévision, et spécifiquement à partir de leur page sur l'Institut.

Côté production, il a financé une série de films documentaires sur les mines anti-personnel et aussi quelques films comme "Cosi come sei" en 1978 ou "Fred" en 1997. Il a aussi co-réalisé "Contre l'Oubli" avec de nombreux autres réalisateurs français... Notons aussi qu'il témoigne dans le documentaire "François Truffaut : Portraits volés". Tavernier a fait bien d'autres choses et vous aurez plus de détails sur ses implications, sa vie et ses films en vous procurant sa biographie écrite par Jean-Luc Douin et parue en 1998 aux éditions Ramsay. Cette biographie inclut notamment un long entretien d'environ 135 pages, et un carnet de notes de Tavernier, qui sont dignes d'intérêt.

Voilà donc. J'espère que votre lecture des pages précédentes vous auront un peu fait voyager à travers l'univers Tavernier... C'en était en tout cas l'intention. J'espère que certains de mes commentaires sur l'oeuvre de Tavernier ne vous auront pas paru trop dithyrambiques, car ils étaient honnêtes. Je crois vraiment que Tavernier est un cinéaste parfois sous-estimé. J'ai déjà entendu certains le mettre au même rang que des cinéastes comme Miller ou Corneau, ce qui est un peu absurde car Tavernier est, et je le dit de façon objective, beaucoup plus aboutit dans son oeuvre. Non pas que Corneau et Miller soient inintéréssants mais ils restent, d'un point de vue historique, des cinéastes tout de même mineurs, ce qui n'est pas le cas de Tavernier dont le cheminement est assez étonnant aujourd'hui : il n'est pas un cinéaste à contre-courant des modes mais simplement complètement en dehors de celles-ci.

C'est un solitaire. D'accord Tavernier n'est pas un virtuose de l'imaginaire et on pourrait justement lui reprocher de manquer un peu de folie parfois, (quoiqu'avec des films comme "Coup de torchon"...), mais ce qu'il a accomplit est totalement personnel. Je crois aussi que, pour mieux apprécier l'homme et son oeuvre à sa juste valeur, il faut s'être intéréssé aux films, bien entendu, mais aussi aux écrits. Au regard qu'il a porté sur John Ford par exemple. D'ailleurs quand on connait Ford on connait aussi un peu mieux Tavernier, dans cet amour des métiers, des gens en bas de l'échelle. Tavernier est très moderne car il est un des rares cinéastes à filmer le "paysan d'aujourd'hui". Celui qui, il y a un siècle, cultivait sa terre dans des conditions difficiles et qui se retrouve aujourd'hui enseignant, policier, éducateur de banlieue, mais toujours avec le même héroisme au quotidien et toujours contraint à des situations difficiles, créées par l'inertie, l'ignorance, et la complaisance des mêmes pouvoirs aujourd'hui plus "cachés", plus subtils, plus "adaptés" et silencieux. Sûrement plus dangereux aussi.

Cette étude que Tavernier fait sur le paysan, le héros au quotidien, est souvent analysée comme revendicatrice et partisane, alors qu'il ne s'agit simplement que d'un outil, d'un prétexte pour montrer au grand jour la grandeur des gens simples qui, confrontés au quotidien, exhalent une beauté plus vraie et touchante que la beauté purement plastique imposée par les canons cinématographiques de notre époque. Dans un court moment de "De l'Autre Côté du Périph" Tavernier fait la démonstration que les gens de la banlieue rient, dansent, chantent. Il possède donc cette facette d'attachement, et non pas seulement de dénonciation. On peut remarquer dans son oeuvre cette diversité, cette richesse qui le caractérise et qui apporte bien des choses à celui qui sait écouter. À celui qui saura voir que le cinéaste d'"Un Dimanche à la Campagne", de "Coup de torchon" jusqu'à "L'Horloger de Saint-Paul", "Capitaine Conan", en passant par "La Mort en Direct" et bien d'autres vaut certainement un détour...

Pour terminer ce tour d'horizon je vous invite à lire l'entretien qu'il nous a accordé.

Filmographie :


Consulter également la filmographie dans l'IMDb.

Simon Galiero

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