Dracula (affiche française)

Dracula

de Francis Coppola
1992 - 2h10 - USA ("Bram Stoker's Dracula")
avec : Gary Oldman (Dracula), Winona Ryder (Mina Murray/Elisabeta ), Anthony Hopkins (Prof. Abraham Van Helsing/Chesare), Keanu Reeves (Jonathan Harker)
scénario : James V. Hart, d'après le roman éponyme de Bram Stoker
photo : Michael Ballhaus
musique (Musique (extraits sur Amazon.com)) : Wojciech Kilar

Axys, 24 mars 1999 :

Mythes

LES PREMIÈRES bandes-annonces de "Bram Stoker's Dracula" (BSD), en inscrivant en lettres de sang identiques leurs noms respectifs, semblaient suggérer que l'essentiel du film résiderait dans la confrontation entre un cinéaste et son sujet à savoir un choc entre deux figures légendaires : DRACULA et COPPOLA.



Francis Ford Coppola, le dernier nabab...

Francis Ford Coppola,
le dernier nabab...

Francis Ford Coppola, c'est le dernier nabab, le démiurge taciturne, le seigneur retranché dans ses studios, celui qui après le triomphe des deux premiers "Godfather" ("Le Parrain I" et "II") et leur pluie d'oscars, après les consécrations cannoises de "The Conversation" ("Conversation secrète") et d'"Apocalypse Now", enchaîna faillite sur faillite, échec public et indifférence critique (ou vice versa) sans cesser de bénéficier d'une aura impressionnante et persistante d'artiste de premier plan.

Dracula, c'est le vampire le plus célèbre, la créature des ténèbres à la sinistre réputation qui - du roman original de Bram Stoker à ses innombrables avatars cinématographiques, télévisuels, théâtraux, picturaux etc. - est devenu un mythe incontournable de l'imaginaire collectif contemporain (sans oublier que cette "légende" puise son origine dans une réalité historique). Il est assez rare qu'un film occasionne une rencontre pareille. C'est la première fois en tout cas que Coppola s'attaque à un mythe aussi universel, aussi étroitement "codé" dans l'esprit du public, avec tout ce que cela comporte de risqué et d'intimidant. Le roman de Mario Puzo dont Coppola tira sa trilogie du "Parrain" était déjà un best-seller. Mais c'est sa version filmée qui a permis à ses personnages - via l'interprétation de Marlon Brando, d'Al Pacino, de DeNiro et des autres - d'accéder à un statut quasiment légendaire. Coppola est donc non seulement un cinéaste "mythique" mais c'est également un créateur, voire un re-créateur de mythes. Or avec "Bram Stoker's Dracula", le "faiseur de mythes" s'est attaqué à un mythe déjà "fait", pré-constitué, aux caractéristiques littéralement archétypiques. Il s'agit donc pour le cinéaste de procéder à une re-constitution de son sujet, soutenue par le scénario de Jim Hart (dont je vais reparler). Mais jusqu'à quel point peut-on revisiter Dracula et son univers dont les règles et les codes sont si strictement définis (non seulement par rapport au roman d'origine mais aussi dans ce qui le rattache au genre fantastique tout entier) sans s'échouer sur les écueils du fourre-tout baroque ou du post-modernisme stérile ?

Adaptation(s)

Le nom de Bram Stoker figure dans le titre même du film tel qu'il est sorti aux USA. Ainsi Coppola annonce clairement la couleur : c'est le "Dracula de Bram Stoker" que nous allons voir. Louable initiative que de proclamer d'emblée la fidélité d'une adaptation à son modèle. Encore convient-il de nuancer cette revendication d'authenticité et savoir surtout à qui l'on s'adresse. Le grand public se moque éperdument de savoir si le livre sera respecté (et nous parlons des gens qui savent que ce Dracula était d'abord un roman, autant dire une proportion de spectateurs relativement faible...) : il attend le grand frisson, il veut claquer des dents et sursauter, comme il l'a certainement déjà fait devant les précédentes adaptations du roman en ignorant très souvent jusqu'à l'existence même de ce dernier. C'est le nom de Dracula qui frappe l'esprit du spectateur ordinaire et non celui de Bram Stoker (le titre français ne s'y trompe pas qui élimine purement et simplement ce dernier). Quand aux puristes, ou du moins ceux qui connaissent le roman original, ils sont en droit d'attendre une retranscription à la fidélité irréprochable, dans la lettre et dans l'esprit. Une fidélité qui fut le leit-motiv - pas vraiment à juste titre d'ailleurs,nous le verrons - des diverses interviews de promotion du film, des acteurs au scénariste, en passant par le réalisateur lui-même.

Avouons-le d'emblée, tous seront, à divers degrés, surpris ou déçus. Mais je m'empresse d'ajouter que le "Dracula" de Coppola est effectivement sur le plan du récit pur, la version la plus fidèle à ce jour du livre de Stoker : le script de Jim Hart (auteur du sinistrissime "Hook" de Spielberg) respecte tous les grands chapitres de l'histoire, restitue des épisodes négligés autrefois, n'oublie aucune scène "à faire" (en rajoute même un peu si besoin est) et réintroduit chaque personnage créé par Stoker, alors que, pour des raisons sans doute légitimes de concision et d'efficacité, les versions de Murnau ("Nosferatu", 1922), Browning ("Dracula", 1931), Fisher ("Dracula", 1958) Badham ("Dracula", 1979) et Herzog ("Nosferatu", 1979) pour citer les plus connues, supprimaient certains protagonistes, certaines séquences ou les modifiaient, lorsqu'elles ne les faisaient pas tout bonnement fusionner.

Mais qui trop embrasse mal étreint, et à vouloir conserver la quasi-totalité de l'imposant matériau d'origine, on court le risque d'un déséquilibre narratif en privilégiant des épisodes qui ne le méritent pas, au détriment d'autres moins spectaculaires mais plus "signifiants", ou, et c'est le cas ici, d'une erreur inverse : "noyer" l'ensemble du récit dans une ligne continue trop "régulière", où les séquences s'enchaînent à toute vitesse sans jamais vraiment capter toute l'attention du spectateur.

On peut à ce titre se demander si le script de Hart peut suffire à captiver un public qui n'aurait jamais lu le roman de Stoker et qui possède (ou non) une vague connaissance de ses péripéties principales . Le récit lui-même possède t-il de quoi "captiver" le spectateur ? Les personnages sont-ils capables de susciter ce bon vieux sentiment d'identification, condition imparable au succès d'un film "populaire" ? On peut en douter...



La ligne de force du film
n'est pas le scénario...

Avouons-le : une fois de plus avec Coppola, la ligne de force du film n'est pas le scénario. Et si l'on excepte le modèle de rigueur narrative que constitue "The conversation" - son seul film avec "The Rain People" ("Les gens de la pluie") entièrement écrit par lui - ou quelques autres oeuvres qui bien que souvent jugées "mineures" dans sa carrière, ne sont à mon sens pas si "mal écrites" - je veux parler de "The Outsiders", "Peggy sue Got Married", "Gardens of Stone" ("Jardins de Pierre"), la plupart des grands films de Coppola, des trois "Godfather" à "Rumble Fish" ("Rusty james") (ce dernier plus proche du poème, de la chanson que de la fiction narrative) en passant par "Apocalypse Now", les récits mis en scène par le cinéaste ne suivent pas toujours une ligne directrice très rigoureuse. Ce qui peut parfois s'expliquer par les nombreux remaniements effectués sur une même histoire par des collaborateurs successifs. Mais aussi par l'attachement de Coppola à tout un pan de la culture méditerranéenne qui confère au traitement du récit des aspects proches de la tragédie grecque, du poème épique, homérique ou de l'opéra italien (ce qui le rend, on l'a souvent remarqué, proche de Visconti) qui ne doivent pas grand chose à la tradition romanesque anglo-saxonne.

On pouvait donc craindre une éventuelle incompatibilité d'"humeur" entre la rigueur gothique de l'univers de Stoker et le tempérament "fiévreux" et latin de Coppola. Mais n'oublions pas que Bram Stoker était Irlandais et bien qu'ayant été élevé dans un milieu protestant, il devait sans doute avoir été imprégné de la sensibilité catholique de ses compatriotes "latins du nord", sensibilité que partage le cinéaste italo-américain et qui ne demande qu'à exploser dans une histoire de chair et de sang, de vengeance et de religion, de haine et de passion.

Pourtant d'un point de vue strictement narratif, le film n'est pas vraiment satisfaisant. Alors, comme dans "One from the Heart" ("Coup de coeur"), "Rumble Fish" ou "Cotton Club", la mise en scène "vole la vedette" au scénario. Envisageons même comme l'ont fait certains critiques (et sans aller aussi loin que Pauline Kael qui disait que "Shining" n'était rien qu'"un film sur les travellings arrière") que la mise en scène serait la seule matière signifiante du film. Comme dans certains films de DePalma, et pour reprendre la formule de Frédéric Strauss (Les cahiers du cinéma) : "c'est la mise en scène qui écrit le film". C'est peut-être dans cette - allons-y gaiment - "diégétisation" du dispositif formel que réside le véritable travail d'adaptation, plus que dans le script de Jim Hart, et le triomphe artistique de Coppola en tant que réalisateur de génie sur son scénariste maladroit. C'est le travail de Coppola sur les mouvements de caméra, sur les couleurs, la lumière (aidé par son chef-op' Michael Ballhaus, collaborateur de Fassbinder puis de Scorsese), les effets de superposition (qui rappellent Greenaway ou von Trier), sur l'aspect visuel général du film qui - seul - procède à la restitution de la structure narrative d'origine (patchwork d'extraits de journaux intimes, de coupures de presse, de lettres etc.).

Alors bien sûr, "Bram Stoker's Dracula" ne révolutionne pas les principes de l'adaptation cinématographiques d'oeuvres littéraires comme l'ont fait, en son temps "Le journal d'un curé de campagne" de Bresson ou plus récemment "Naked Lunch" de Cronenberg. La version Coppola du classique de Stoker ne correspond à aucune des définitions données par Truffaut d'une adaptation réussie, à savoir "1 : la même chose, 2 : la même chose en mieux, 3 : autre chose de mieux ; ni affadissement, ni rapetissement, ni édulcoration" (le film qui serait peut-être "autre chose de presque aussi bien" ne possède, mis à part le développement excessif diront certains du côté "romance", aucun des 3 défauts cités). Elle permet néanmoins à un des plus grands cinéastes américains en activité de démontrer une fois de plus sa maestria technique, son audace formelle et son goût pour les expérimentations (en réutilisant, comble du paradoxe, des procédés qui avaient fait leurs preuves au temps du cinéma muet !) et de réaffirmer, par le biais d'une "commande" (comme le fut "The Godfather" !) une implacable fidélité à un éventail thématique et esthétique d'une richesse foisonnante et d'une rare cohérence.

Cercles

Si l'on devait dégager un motif dominant parmi les thèmes développés par Coppola dans ce Dracula, ce serait sans doute celui de la circularité, du "cycle". Cet aspect, déjà récurrent dans la plupart des films précédents se manifeste ici à deux niveaux : spatial et temporel.

The Cotton club : Dixie et Vera

The Cotton Club :
Dixie et Vera

La figure cyclique du mal était déjà au coeur de la problématique exposée dans la trilogie "Godfather". Les parrains s'y succédaient les uns aux autres, sans que cela puisse du moins en apparence s'arrêter un jour, au rythme lancinant de la Godfather Waltz de Nino Rota (la valse étant une danse à motif "circulaire"). Avec une terrible lucidité, Kay (Diane Keaton), la femme de Michael Corleone (Al Pacino) se rendait compte du caractère inéluctable de cet "éternel retour", de ce cycle infini de violence et de mort. C'est ce qui la conduisait, en subissant un avortement, à tenter de mettre un terme à cette funeste descendance. Van Helsing (Anthony Hopkins) et les tueurs de vampires poursuivent le même but : il s'agit d'empêcher que le mal, ce fléau, cette épidémie, ne se répande et se perpétue au delà des siècles. C'est peut-être aussi une des nombreuses raisons qui poussent le Capitaine Willard à supprimer le Colonel Kurtz dans "Apocalypse Now". C'est aussi tuer l'Autre pour ne pas devenir son semblable, voire pour ne pas ressentir l'envie de le devenir... C'est échapper au pouvoir du vampire, comme Dixie (Richard Gere) qui tente d'arracher Vera (Diane Lane) des "griffes", de l'influence maléfique du gangster Dutch Schultz dans "Cotton Club" (les truands des films de Coppola ont, j'y reviendrai, plus d'une caractéristique démoniaque ou vampirique, le goût du sang n'en est pas la moindre.).

Sur un plan plus "spatial", plus "social", "Bram Stoker's Dracula" ne fait que poursuivre une autre problématique développée dans la plupart des autres films de Coppola. Le cercle représente la figure fondamentale de l'organisation communautaire : une famille est un premier cercle qui s'inscrit dans un un deuxième cercle plus vaste : la mafia ("The Godfather", "Cotton Club"), l'armée ("Gardens of stone") etc. de manière concentrique. Tout le cinéma de Coppola s'articule autour du cercle communautaire, des problèmes rencontrés par ceux qui veulent y entrer ou en sortir (et s'il suffit d'un sourire et d'une accolade pour être admis dans la firme "Tucker", combien d'épreuves plus violentes faut-il subir pour faire partie de la mafia, d'un gang de jeunes - "Outsiders", "Rumble Fish" - ou ici de la terrifiante "famille" des sombres créatures de la nuit !) et des conflits qui vont opposer ces groupements humains (ou non-humains !) les uns aux autres. Car comme dans les épopées guerrières d'Eisenstein, Welles ou Kurosawa (en passant par l'influence incontournable : Shakespeare !), nous sommes ici au coeur d'un cinéma de guerre des clans, d'affrontement entre communautés : qu'il s'agisse de peuples ou de nations toutes entières (la guerre du Vietnam dans "Apocalypse Now" et "Gardens of stone", le prologue - fabuleux - de "Bram Stoker's Dracula" et ses batailles entre Turcs et Roumains), de gangs, de bandes de jeunes et, dans le film qui nous intéresse, de vivants et de morts-vivants.

Être admis dans le cercle. En être exclu. Y être accepté à nouveau puis encore rejeté et ainsi de suite. C'était un des thèmes de "The Godfather", c'est encore un des thèmes de "Dracula". A cet égard, la scène où Van Helsing trace un cercle de feu autour de Mina et lui pour échapper aux démoniaques égéries du Comte est fortement signifiante. Le chasseur de vampires tente de se protéger, de sauver Mina par la même occasion. Tout comme Kay Corleone essaie de préserver ses enfants de l'influence maléfique de leur père en les éloignant de la "famille".

Mais chassez le (sur)naturel et il revient au galop ! Car, si l'on parle de "cycle", il faut se préparer un jour ou l'autre à un retour en force de ce que l'on croyait avoir fait disparaître. Le vampire étant par définition un "revenant", ce retour du "refoulé" est également et logiquement au coeur du cinéma coppolien.

Retours

Un jour ou l'autre, le cercle se referme sur lui-même. Les rapports entre la Transylvanie et l'Angleterre dans "BSD" rappellent ceux qui unissaient la Sicile et les USA dans "The Godfather". Le cinéaste insiste sur l'origine du mal, sur le berceau ancestral de la peste, de l'épidémie (gangstérisme ou vampirisme) qui va contaminer d'autres terres... À ce titre, le superbe prologue de "BSD" - de loin le meilleur ajout de Coppola et Jim Hart au matériau original - et toute la dernière partie du film qui sont étroitement liés et "encerclent" le corps central du récit, constituent ce que Thierry Jousse (Les cahiers du cinéma) appellait pour parler des séquences en Sicile de la saga du "Parrain" un terrifiant "retour sur les lieux du crime", motivé par une quête obsessionnelle de la "scène primitive" à l'origine du fléau.

Michael Corleone

Michael Corleone,
le parrain...

La notion d'inéluctable, ce fatalisme de l'éternel retour dominent également l'évolution des personnages et leurs actes. Michael Corleone ne peut s'empêcher de donner la mort : lorsque l'on a l'impression qu'il va fléchir, sa décision n'est que différée (la mort de Carlo, celle de Fredo). Le Colonel Kurtz, comme le Minotaure de la nouvelle de Borges, accepte son sort d'animal "sacrifié" et meurt sous les coups de Willard sans vraiment se défendre. On ne peut échapper à sa condition de tueur que dans la mort, comme le vampire ne redevient humain qu'après avoir été - définitivment - tué. Le personnage coppolien tente tout de même de se dresser contre la fatalité avec obstination (Harry Caul veut empêcher un meurtre qui lui semble inévitable dans "The Conversation", Preston Tucker veut prouver, contre vents et marées que son projet de "voiture de demain" doit devenir une réalité, Michael Corleone cherchera à dégager sa famille des affaires criminelles etc.) Mais ces tentatives se soldent souvent par un échec ; tout comme Peggy Sue, qui n'est pas parvenue à modifier sa destinée, les "amants" de "BSD" ne réussissent pas à braver la course du temps et comme dans "One from the Heart, le rêve impossible s'achève avec le lever du jour et le retour à l'ordre naturel de la réalité s'impose à nouveau.

Dracula, le "revenant" est bien sûr placé sous le signe du "retour" : tant qu'il n'est pas définitivement éliminé, il "revient" sous diverses apparences, toujours plus féroce. Impossible de ne pas penser à cette scène de "The Godfather Part II" où Michael, comme surgi des ténèbres demande à Kay de lui laisser voir ses enfants. Vêtu de sombre, le teint blafard, les cheveux noirs plaqués vers l'arrière, il a tout du mort-vivant. Toute la dernière partie du film accentue l'aspect macabre de sa silhouette. Il n'est pas moins terrifiant que le Comte Dracula, surgissant à la fenêtre de la chambre de ses victimes.

Pouvoirs

Comme pour respecter les règles de la tragédie classique, les personnages coppoliens sont souvent des individus puissants, bardés de responsabilités, des chefs situés au sommet d'un empire, d'une grande famille, d'un peuple, d'un gang, d'une entreprise etc. Chacun à leur manière, Vito et Michael Corleone, le colonel Kurtz, Rusty James, le Sergent Hazard (James Caan dans "Gardens of Stone"), Preston Tucker, Dracula commandent à un groupe, à une communauté. Mais le pouvoir doit se transmettre. Et de façon plus ou moins concrète, selon les cas... Toute la trilogie de "The Godfather" s'articule autour de ces cérémonies de passation de pouvoir entre parrains, de ces responsabilités que l'on confie à tel ou tel membre de la "famille". Mais au delà du protocole et des hommages rendus, c'est avant tout le sang (sicilien dans "The Godfather") qui dans la plupart des cas donne droit au pouvoir. Et c'est dans le sang (élimination d'un rival, règlement de compte) et/ou la mort (à la manière des rois qui se succèdent) que l'on accède au sommet. Le "Motorcycle Boy" meurt et Rusty James prend sa place, illustrant au passage la thématique coppolienne de l'éternel retour. Lorsque Willard élimine Kurtz, il est plus que probable qu'il ressente la tentation de se substituer à lui, une fois sa "mission" accomplie (ce qui arrivait effectivement dans une des fins "alternatives" du film...).

Mina et Dracula

Mina et Dracula

Le vampirisme est, par excellence, une allégorie du pouvoir, de la manipulation. L'esclave du vampire est une marionnette, une silhouette désincarnée à laquelle font écho les ombres chinoises du théâtre qui voit se nouer l'idylle de Mina et Dracula et qui rappelle le légendaire logo des affiches du "Parrain". L'on sait que si le vampire assujettit sa victime en lui ôtant ses forces, il lui promet en retour des pouvoirs qui placent celle-ci bien au dessus du commun des mortels. Et c'est encore dans le sang et la mort que l'on échappe "définitivement" à l'emprise du vampire. Mais est-ce à dire que l'exercice d'un pouvoir extrême, voire "surhumain" finit par vider l'individu de son humanité ? Dracula et Michael Corleone semblent en faire la douloureuse expérience.

Il est également intéressant de constater, comme l'a fait Bernard Benoliel dans Le Mensuel du Cinéma, que "BSD" effectue une fois de plus un parallèle entre les jeux de pouvoir et les jeux d'ombre et de lumière, motif récurrent chez Coppola. La dichotomie entre le jour et la nuit évoqués comme deux univers diamétralement antagonistes est un thème classique du fantastique, développé par exemple avec génie par David Lynch dans "Blue Velvet", un film qui, comme le "Outsiders" de Coppola est hanté par le fantôme du Nicholas Ray de "Rebel Without a Cause". On se souvient que dans "Outsiders", les affrontements entre bandes rivales se déroulaient de nuit, dans des ténèbres froides et humides, alors que les seuls moments de paix, de tranquillité, où l'entente semblait possible survenaient de jour dans l'éclatante lumière d'un soleil triomphant.

La solitude que connaît celui qui exerce le pouvoir est une solitude nocturne, obscure. Michael Corleone, Kurtz, Howard Hughes dans "Tucker" préfigurent le Comte Dracula retranché dans son impressionnant château transylvanien. Les "plombiers" de "The Conversation", les gangsters de "Cotton Club" se réunissent et "travaillent" dans l'ombre. Comme je l'avais déjà fait remarquer par ailleurs, les acteurs James Remar ou Joe Dallessandro, accentuent par certains aspects (vétements, maquillage, coiffure) le côté démoniaque de Dutch Schulz et Lucky Luciano. Pour des gangsters, ils rappellent étrangement Bela Lugosi dans le "Dracula" de Browning ou Udo Kier dans le "Blood for Dracula" de Paul Morrissey et Andy Warhol... Il n'y a rien d'étonnant à ce que les films de gangsters et de vampires, surtout chez un même auteur, fasciné par ces figures de "donneurs de mort" aient des points communs. Toute la deuxième partie du "Scarface" de DePalma et à un degré moindre certains passages du "Casino" de Scorsese sont riches de résonances macabres, mortifères et quasi-vampiriques. Rien de surprenant disais-je, lorsque l'on sait que les cinéastes de cette génération, quand ils n'ont pas carrément fait leurs premières armes dans le genre (Coppola avec "Dementia 13" pour Corman) ou "percé" grâce à lui (DePalma), ont, comme Scorsese, à travers la vision répétée des classiques de Fisher et Corman assimilé et intégré à leur style, certaines "ficelles" du cinéma d'épouvante. Chez ces réalisateurs, amoureux de la série B et du film de genre, le fantastique, quoiqu'il arrive, n'est jamais très loin...).

Mais la solitude et le confinement "imposés" par le pouvoir restent associés à la notion d'exil, très importante chez Coppola, dans la mesure où le seul moyen qui s'offre à un Sicilien en Amérique, à un Roumain en Angleterre, à un mort chez les vivants, pour compenser et surmonter sa non-intégration est de fonder sa propre communauté, sa propre famille au risque de se retrouver, au terme d'une ascension sanglante, tout seul au sommet.

Femmes, femmes, femmes...

Femmes

Mais plus que tout cela, et malgré toutes les réserves que l'on pourrait avancer à la vision de ce grand spectacle baroque, par moments assez maladroit mais aussi souvent réellement foisonnant, impressionnant de beauté et de richesse esthétique (quelle somptueuse photo, digne d'un Technicolor de l'âge d'or hollywoodien ! Sirk et Minelli une fois de plus chez Coppola ne sont pas loins. Le fourmillement de détails visuels, le faste des couleurs nous rappellent également que Coppola admire le "Lola Montes" d'Ophüls et n'oublions pas un prologue eiseinsteino-shakespearien barbare et tragique qui constitue une des plus belles choses que le cinéma américain nous ait donné ces dix dernières années), ce qui fait que ce "Bram Stoker's Dracula" est bel et bien "un film de Coppola" (mais comment pourrait-il en être autrement ?).

Ne nous leurrons pas : on ne peut pas, sauf en faisant preuve d'une outrancière mauvaise foi, prétendre que l'auteur de la trilogie du "Parrain", d'"Apocalypse Now", de "The conversation", de "Rumble fish" pourrait se contenter de livrer clé en main au public un blockbuster impersonnel et sans âme ! C'est le sentiment, d'abord diffus, puis de plus en précis au cours du film que son personnage central est moins le seigneur des vampires que l'objet de sa quête désespérée, cette femme : Mina (reflet intemporel de la bien-aimée morte prématurément pour une romance aux résonances nécrophiles - "Vertigo", "Obsession", "Body Double" - qui confirme sa prégnance dans l'imaginaire des cinéastes de cette génération) qui atteint au fil du scénario un objectif de libération, d'émancipation de plus en plus net, qui tente de se libérer d'un carcan social et culturel trop étroit, de sa condition de jeune fiancée idéale promise à un avenir tracé de A à Z par sa communauté (un schéma classique repris avec succès, c'est le moins qu'on puisse dire, par Cameron dans "Titanic").

C'est également à travers cet aspect de conflit entre être social et être physique que Coppola peut se targuer de rester fidèle aux intentions initiales de Bram Stoker. Son roman peut être perçu aujourd'hui comme une oeuvre quasi-subversive. Tenant tête aux loups, qu'ils soient animaux, humains ou "entre les deux", réels ou fantasmés, Mina Harker rejoint dans l'oeuvre de Coppola ces beaux portraits de femmes que sont la Natalie de "The rain People", Kay Corleone, Peggy Sue et bien sûr Frannie dans "One from the Heart", qui en tentant elle aussi de revendiquer une féminité charnelle et conquérante n'aura peut-être conquis que le songe (ou le souvenir ?) d'une vie meilleure, mais aura sans doute eu lors de moments aussi fugitifs que fulgurants la révélation d'une autre vision de soi et du monde.

Autres liens :

  • Sur Voir-Montréal, un article sur le film le 19 novembre 1992
    et un sur Coppola le 3 décembre 1992
  • IMDb
  • Le texte du roman original  en anglais
  • et quelques autres sites sur le mythe et sur Coppola  en anglais

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