2. Une esthétique subjectiviste

AVEC Kant, nous avions vu que le jugement esthétique est subjectif, en ce qu'il ne dépend que du rapport du sujet à l'objet, sans qu'il soit possible de rapporter ce dernier à un concept. Lorsque je dis d'une oeuvre ou d'une rose qu'elle est belle, je veux finalement dire qu'elle me procure, personnellement, un sentiment satisfaisant, et ce, quand bien même mon jugement (� elle est belle �) prétend à la validité intersubjective. Dans le second tome de l'Oeuvre de l'Art, intitulé La relation esthétique, Gérard Genette (1997) développe une analyse de l'appréciation esthétique purement subjectiviste. Il va si loin qu'il en vient à nier la prétention à l'universalité dont Kant avait fait le pivot de sa théorie. Nous verrons que cela pose d'importants problèmes, mais le propos de Genette n'en reste pas moins fort intéressant quant à l'analyse détaillée qu'il fournit. En effet, lorsque l'on avance que, en fin de compte, à chacun son goût, la discussion s'arrête généralement là, puisqu'il n'y a en principe plus grand chose à ajouter, comme sur un constat d'échec. Si le jugement n'est que personnel et privé, il n'est l'objet d'aucune communication qu'il y aurait lieu d'approfondir. Pourtant, Genette livre de ce fait trivial une analyse assez détaillée et éclairante, non seulement pour sa caractérisation interne, mais aussi pour les insuffisances qu'elle rendent ainsi particulièrement explicites.

Genette ouvre son exposé par l'examen de la célèbre anecdote que Hume tire de Don Quichotte, dans le �15 de son essai De la norme du goût : un personnage du nom de Sancho relate la prouesse réalisée par deux de ses parents. Ceux-ci avaient été conviés à juger d'un vin. L'un déclara le vin bon n'était un léger goût de cuir, l'autre reprochant juste un léger goût de fer. Le tonneau vidé, on trouva une clé attachée à une courroie de cuir.

Genette fait remarquer, très justement, que ce que Hume fait passer pour une appréciation n'est qu'un diagnostic, objectif, relatif à des propriétés du vin, et qui sont supposées en détériorer la qualité. Mais, écrit Genette, "cet argument suppose déjà établie la liaison toujours difficile du fait à la valeur que Hume, précisément, voudrait en déduire : car il reste en tout état de cause, à démontrer que le léger goût de fer ou de cuir soit de nature à détériorer (ou améliorer) celui du vin." (Genette, 1997 : 75) Or, ce goût, il ne déplaît pas nécessairement à tout le monde. Le diagnostiquer, ce n'est pas donner une appréciation (selon laquelle le vin est presque bon), et l'un ne mène pas à l'autre. Le fait qu'on ait trouvé la clé au fond du tonneau montre bien la délicatesse du palais des parents de Sancho, mais non la justesse de leur appréciation. D'ailleurs, si l'on n'avait pas trouvé cette clé, il n'y aurait pas eu grande différence.


Le goût n'est qu'une question
de préférence personnelle, et
rien, aucune norme, aucune
règle, aucun juge, ne peut le
déterminer

Selon Genette, en matière de goût, il n'y a en effet aucune norme, et il est absurde d'en référer à des juges : les parents de Sancho ne se révèlent pas capables de justifier réellement la qualité du vin. Le goût n'est qu'une question de préférence personnelle, et rien, aucune norme, aucune règle, aucun juge, ne peut le déterminer (Genette admet ailleurs qu'il peut l'influencer, mais cela reste contingent). L'appréciation relève de chacun. La citation de Stendhal, très piquante, vient à point : � Monsieur, faites-moi l'amitié de me dire si j'ai du plaisir. � Il est certes possible d'argumenter sur la qualité d'une oeuvre, mais nullement sur le plaisir qu'elle procure. Je puis bien, par conformisme, snobisme, honte, me ranger à l'avis d'autrui ; mais cela relève d'une attitude insincère. Que mon appréciation change au cours du temps (fût-il court) est fort possible, voire probable, mais dans l'instant, mon plaisir est mien, et rien ne peut le priver de sa légitimité.

Et pourtant, le jugement esthétique ne se limite pas à affirmer qu'un objet me plaît, me procure du plaisir (1). Il en dégage des qualités, au premier rang desquels, la beauté. D'une oeuvre d'art, on dit plus souvent qu'elle est belle, que simplement qu'elle me plaît. Tout subjectif qu'il est, le jugement esthétique se donne comme objectif. Afin de résoudre ce paradoxe, il faut nous rappeler cette remarque de Kant sur laquelle j'avais attiré l'attention : le sujet "parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses." C'est ici que Genette pose un concept central de sa théorie esthétique : l'objectivation. Il tire celui-ci des textes du philosophe américain George Santayana, qui en avait fait la caractéristique qui différencie le plaisir esthétique d'un autre plaisir.

Dans le jugement esthétique, écrit Santayana, "s'exprime un phénomène psychologique curieux, mais bien connu, à savoir la transformation d'un élément de sensation en une qualité d'un objet. Si nous disons que d'autres hommes devraient voir les beautés que nous voyons, c'est parce que nous pensons que ces beautés sont dans l'objet, comme sa couleur, proportion ou taille. (...) Mais cette notion est parfaitement absurde et contradictoire. La beauté (...) est une valeur ; elle ne peut être con�ue comme une existence indépendante qui affecte nos sens et que nous percevons en conséquence. Elle existe dans la perception, et ne peut exister autrement. Une beauté qui n'est pas per�ue est une beauté qui n'est pas sentie, et une contradiction." (Santayana, 1955 : 29)

Santayana donne à ce phénomène une explication curieuse : alors que dans la plupart des plaisirs, le plaisir est distinct de la perception (je dois goûter le vin avant qu'il me procure du plaisir), dans le cas de l'appréciation esthétique -- qui, cette fois, est différente de l'appréciation gustative, sans qu'il soit expliqué pourquoi le sens du goût n'est pas esthétique, alors que celui de la vue est le sens esthétique type --, c'est la perception même qui est source du plaisir. Dans cette confusion, le plaisir et l'objet de la perception se trouvent mêlés, et l'on attribue la beauté à celui-ci. De Santayana ou de l'appréciation esthétique, on peut se demander o� il y a le plus de confusion...


lorsque je dis d'un objet
qu'il est beau, j'exprime la
satisfaction qu'il me procure
en prédiquant une propriété
que je lui attribue

Mais il n'est pas besoin d'accepter les explications du philosophe pour remarquer, avec Kant avant lui, et avec Genette plus tard, que lorsque je dis d'un objet qu'il est beau, j'exprime la satisfaction qu'il me procure en prédiquant une propriété que je lui attribue. Genette voit là une illusion. "C'est le contenu de l'appréciation (la � beauté �, la � laideur �, etc., de l'objet apprécié) qui n'a pas d'existence objective, parce qu'il résulte d'une objectivation erronée de l'appréciation elle-même. Celle-ci, en revanche, (l'acte de juger � beau � ou � laid � cet objet) est un fait évidemment � subjectif �, mais bien réel en tant qu'événement psychologique, et observable, au moins indirectement à partir de ses diverses manifestations, en particulier verbales". (Genette, 1997 : 81)

L'objectivation consiste donc à attribuer à l'objet la valeur subjective du plaisir dont il est la cause. Ce n'est pas seulement dire qu'une propriété diagnostiquée est à l'origine du plaisir que je ressens, mais c'est dire que cette valeur elle-même est une propriété de l'objet. L'appréciation subjective se fait donc passer pour une évaluation objective. Or, pour Genette, l'appréciation n'est pas une évaluation, laquelle est une mesure objective, mais elle se fait passer pour telle.

De fait, il n'est pas possible de définir le beau, et, en fin de compte, dire � c'est beau �, cela signifie seulement � j'aime �a �. Bien sûr, le sujet qui dit d'un objet qu'il est beau ne veut pas seulement dire qu'il l'apprécie, mais c'est précisément parce qu'il est victime de l'illusion de l'objectivation. Seul le théoricien peut le dire, de l'extérieur. En somme, c'est la théorie qui est subjectiviste, et l'appréciation objectivante (mais en fait, subjective). Ou encore, la théorie appréciative (selon laquelle une appréciation est formulée) est subjective, et la théorie esthétique, objective (puisqu'elle décrit le fait de l'extérieur). (Genette, 1997 : 118)

Cette objectivation, Genette la voit comme constitutive de l'appréciation. Il est impossible d'en formuler une sans en même temps l'objectiver : "Si je juge beau un objet, je ne puis dans le même temps (dans le même acte) admettre la proposition subjectiviste, et typiquement réductrice, qui me dit : � tu le juges beau, mais cela signifie seulement que tu l'aimes. � On ne peut à la fois aimer un objet et ne pas penser que cet objet est objectivement aimable : l'amour consiste en cette croyance objectiviste." (Genette, 1997 : 106) Genette fait le parallèle entre l'appréciation esthétique et la croyance, telle que la décrit Danto, quand il dit que je ne peux dire que je crois s mais que s est faux, mes croyances étant transparentes, invisibles pour moi, jusqu'à ce que quelque chose les rende visibles.

Mais lorsqu'on porte un jugement, on ne se contente pas de dire simplement � c'est beau �, et encore moins � cela me plaît �. On use d'un grand nombre de termes pour justifier notre appréciation ; l'appréciation esthétique consiste généralement en l'attribution de prédicats. Genette livre une analyse très éclairante de ce qu'il appelle prédicats esthétiques. Il part pour cela des analyse des Frank Sibley. Celui-ci distinguait, dans les données perceptuelles qu'on peut tirer d'une oeuvre, entre les traits non-esthétiques et les traits esthétiques. Les premiers sont des traits objectifs, qui s'imposent au sujet par la simple perception : anguleux, sinueux... Les seconds requièrent quant à eux une sensibilité particulière. Je dois être doué d'une sensibilité esthétique pour relever un trait comme gracieux.

Genette rebaptise ces derniers traits prédicats esthétiques. Les traits non-esthétiques de Sibley en diffèrent non par leur objectivité, en dehors d'une sensibilité particulière, mais en ce qu'ils sont purement descriptifs, alors que les prédicats esthétiques contiennent une part de description, et une autre d'appréciation : "il est assez évident que gracieux comporte un sème descriptif, portant sur une propriété objective -- par hypothèse, sinueux -- plus un sème d'appréciation positive : qualifier ce dessin de gracieux, c'est à la fois le décrire comme sinueux et l'apprécier positivement." (Genette, 1997 : 113-114)


A travers une prédication
esthétique, le sujet formule
déjà une appréciation, qui
trouve dans la part de
description inhérente un
fondement de légitimité

Cette analyse vient à l'appui de la notion d'objectivation. En effet, les prédicats esthétiques en sont un moteur puissant. A travers une prédication esthétique, le sujet formule déjà une appréciation, qui trouve dans la part de description inhérente un fondement de légitimité. Pour reprendre l'exemple de Genette, lorsque je dis � ce dessin est beau parce qu'il est gracieux �, mon jugement de valeur (beau) semble se fonder sur un jugement de fait (gracieux) alors que ce dernier n'en est pas un, puisqu'il est déjà appréciatif. C'est pour cela que si je disais � ce dessin est beau parce qu'il est disgracieux �, il y aurait une contradiction, ce qui ne pourrait être le cas si le prédicat n'était que descriptif (par exemple, � sinueux �). Dans ce dernier cas, on trouverait la même difficulté qu'on a vue avec Hume de passer du fait à la valeur ; � ce vin est mauvais parce qu'il a un goût de fer � ne peut présenter aucune contradiction logique, et, s'il s'agit d'une appréciation légitime, le diagnostic ne la justifie nullement comme elle le souhaite par sa forme logique de prédication. De même, pour revenir à l'exemple précédent, dire � ce dessin est beau parce qu'il est sinueux � est plus suspect (bien que non contradictoire) que si on le dit gracieux, car on peut tout aussi bien trouver la sinuosité laide, alors que cela ne peut être le cas pour gracieux, qui est déjà une appréciation positive.

Derrière cette illusion de l'objectivation se cache donc l'irréductible subjectivité du sujet qui juge. La thèse de Genette relève ainsi d'un relativisme assumé. Bien sûr, celui-ci est bien le meilleur moyen d'expliquer la divergence des appréciations. Mais leur convergence est un fait tout aussi réel. Cependant, suivant Durkheim, Genette explique que la répétition d'un fait social n'est en aucune manière à même d'en fonder l'objectivité. Le plaisir qu'on prend à un objet tient à la relation qu'on entretient avec lui, et non à l'objet lui-même (ni au sujet seul). Celui-ci se trouve rencontrer une disposition particulière du sujet, par laquelle le sujet éprouve du plaisir ; un autre sujet peut bien être différemment disposé, mais tout autant l'être également, notamment par acculturation, ou bien même par hasard : "si une appréciation dépend de la rencontre entre telle(s) propriété(s) de l'objet et telle(s) disposition(s) du sujet, il suffit que deux sujets possèdent, fût-ce par pur hasard, les mêmes dispositions pour qu'un même objet provoque chez eux deux la même appréciation ; et si deux, je l'ai dit, aussi bien trois, cent ou dix millions apprécieront tous individuellement le même objet de la même fa�on, dont l'appréciation commune pourra être tenue pour une appréciation, comme dit à peu près Durkheim, collectivement subjective." (Genette, 1997 : 126) On a vu aussi avec Kant que l'observation empirique d'une convergence de jugements ne permet pas d'en déduire la prétention à l'universalité.


En somme, que le jugement soit
subjectif n'implique pas
forcément le solipsisme. Mais
la convergence d'appréciations
prend ici une valeur purement
contingente

En somme, que le jugement soit subjectif n'implique pas forcément le solipsisme. Mais la convergence d'appréciations prend ici une valeur purement contingente. Qu'elle soit due au hasard, ou, comme cela se passe le plus souvent, à une influence d'ordre culturel (au sens large) sur les dispositions de chacun, elle n'en reste pas moins subjective. D'autre part, rien n'interdit une évolution des appréciations, mais celle-ci ne peut être due qu'à une modification en profondeur des dispositions du sujet. Je ne peux modifier mon appréciation d'un claquement de doigts, si ce n'est par snobisme. Pour me rallier au jugement d'un autre, je dois me laisser convaincre de la justesse de celui-ci, et pour cela, intégrer des normes, des valeurs et des attentes nouvelles. C'est donc en fait le sujet lui-même qui change plus que son appréciation, qui reste nécessairement en accord avec ses dispositions.

Mais si le beau, ainsi attribué à l'objet, n'est qu'une pure illusion, et ne traduit rien d'autre qu'un état mental du sujet, n'enlève-t-on pas à l'art ce qui le définit ? Pour Genette, ce n'est aucunement le cas : l'art ne se définit pas par le beau lui-même, qui ne peut être défini objectivement, mais par une visée à l'appréciation socialement reconnue. Il faut et il suffit qu'il y ait candidature à l'appréciation, et que celle-ci soit socialement reconnue pour qu'une oeuvre fonctionne comme oeuvre d'art, indépendamment de la valeur qui lui sera (subjectivement) attribuée (2). Qu'il soit impossible de définir le beau n'entraîne pas l'impossibilité de définir l'art.

Ce n'est en fait pas le beau qui définit l'appréciation esthétique, mais le plaisir qui se cache derrière le prédicat. En disant cela, Genette s'oppose ouvertement à Goodman, pour qui la relation à l'art est cognitive, et ne se définit donc aucunement par le plaisir. Certes, elle comporte aussi une part de cognition, mais cela n'exclut pas le plaisir, qui peut plutôt fonctionner comme moteur pour le � décodage � de l'oeuvre.


Mon plaisir est mien, tout
égoïste, et je n'ai nul besoin
d'en référer à quelque juge
pour savoir s'il est pertinent

Les thèses de Genette ont l'avantage de leur empirisme. Elles semblent s'appliquer parfaitement au sentiment que chacun éprouve quotidiennement dans le beau. De fait, il me semble tout à fait juste que l'appréciation esthétique immédiate est irrationnelle, et les analyses qu'en fournit Genette (objectivation, prédicats esthétiques...) sont très convaincantes. Lorsque je me trouve confronté pour la première fois à un chef-d'oeuvre, qui provoque en moi un sentiment de plaisir intense, je suis à cet instant très loin de toute considération rationnelle, et cette expérience jubilatoire n'est en rien due à des propriétés inhérentes à l'objet qui l'induisent nécessairement, puisqu'elle dépend de ma propre disposition à être plus ou moins sensible à ces propriétés, et qu'une telle disposition varie d'une personne à l'autre. Mon plaisir est mien, tout égoïste, et je n'ai nul besoin d'en référer à quelque juge pour savoir s'il est pertinent. L'appréciation historique, les jugements formulés à son égard n'interviennent pas (ou plutôt, à mon sens, pas encore).


dire d'une oeuvre qu'elle est
bonne, c'est dire plus qu'on
l'aime : c'est aussi
communiquer une appréciation
en vue d'un partage
intersubjectif, ce qui est
inconcevable s'il ne devait y
avoir rien de plus qu'une
illusion.

Cependant, cette description est valable pour le plaisir (ou déplaisir) provoqué par l'objet que je per�ois à l'instant. Mais la relation esthétique et l'appréciation qui l'accompagnent ne se limitent pas à cela. Une oeuvre d'art n'est pas simplement l'objet d'une appréciation égoïste, sans qu'il soit question d'une quelconque communication, si ce n'est au prix d'une illusion. Le débat esthétique est une réalité qu'on ne peut oublier. On ne peut pour autant accuser Genette de l'ignorer, mais certainement de ne pas lui accorder l'importance qu'il mérite -- alors que le débat est un fait capital pour l'esthétique --, le reléguant au rôle réducteur de discours illusoire. Or, s'il y a certainement une illusion objectiviste à dire d'un objet qu'il est beau, cela n'implique pas de facto une irrationalité à laquelle il est impossible d'échapper ; on ne peut, comme le fait Genette, se limiter à cela. Les arguments qui constituent le débat cherchent peut-être à dégager en vain des propriétés de l'oeuvre qui détermineraient le beau. Mais ils existent, et, de ce fait, ne peuvent être seulement réduits à l'illusion. En fait, poser un argument dans un débat esthétique, c'est en réclamer la validité, la reconnaissance sociale. Argumenter une appréciation, ce n'est pas que prédiquer des propriétés de l'objet, c'est aussi énoncer des arguments dont on espère qu'ils seront reconnus publiquement comme valides. La théorie de Genette a ce grand défaut de réduire le jugement esthétique à l'expression d'une préférence personnelle, sous le couvert de prédicats illusoires. Or, dire d'une oeuvre qu'elle est bonne, c'est dire plus qu'on l'aime : c'est aussi communiquer une appréciation en vue d'un partage intersubjectif, ce qui est inconcevable s'il ne devait y avoir rien de plus qu'une illusion. En fait, on peut fort bien trouver une oeuvre bonne sans l'aimer. Un tel jugement est sûrement peu enthousiaste, mais tout à fait possible, même s'il ne reflète pas une expérience esthétique entièrement satisfaisante. Je n'entrerai pas ici dans le coeur de ce débat, auquel nous reviendrons avec Rainer Rochlitz, qui oppose précisément au thèses de Genette celles d'une � rationalité esthétique �.

Mais, dans le cadre du propos qui est le mien, on retiendra ce point, sur lequel Genette insiste justement (mais auquel il se limite), que cette communication, que constitue le jugement esthétique, se base sur une subjectivité, sur un sentiment personnel d'un sujet. Mais celui-ci tente de dépasser ce sentiment à travers la communication de son jugement. C'est ce point, manquant chez Genette, qu'il nous faut maintenant rechercher. La question à laquelle on doit chercher une solution : si le jugement esthétique est à sa base subjectif, qu'est-ce qui peut fonder la possibilité d'une communication ? On trouvera un début de solution chez Schaeffer, qui distingue entre appréciation et jugement. On verra donc peu à peu comment le jugement proprement dit, en tant qu'il est publique, � réalise � le sujet esthétique en société.

1. On peut, bien sûr, dire, comme Kant, qu'il existe différents types de plaisirs, le plaisir esthétique étant l'un d'eux. Mais le jugement proprement dit -- on reviendra plus longuement sur ce point -- ne se limite pas à l'expression d'un tel plaisir.

2. On verra, lors du troisième moment de l'exposé, que cette affirmation ne peut être tenue jusqu'au bout.

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