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2. Une esthétique subjectiviste
Genette ouvre son exposé par l'examen de la célèbre anecdote que Hume tire de Don Quichotte, dans le �15 de son essai De la norme du goût : un personnage du nom de Sancho relate la prouesse réalisée par deux de ses parents. Ceux-ci avaient été conviés à juger d'un vin. L'un déclara le vin bon n'était un léger goût de cuir, l'autre reprochant juste un léger goût de fer. Le tonneau vidé, on trouva une clé attachée à une courroie de cuir. Genette fait remarquer, très justement, que ce que Hume fait passer pour une appréciation
n'est qu'un diagnostic, objectif, relatif à des propriétés du vin, et qui sont supposées en
détériorer la qualité. Mais, écrit Genette, " |
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Le goût n'est qu'une question |
Selon Genette, en matière de goût, il n'y a en effet aucune norme, et il est absurde d'en référer
à des juges : les parents de Sancho ne se révèlent pas capables de justifier réellement la
qualité du vin. Le goût n'est qu'une question de préférence personnelle, et rien, aucune norme,
aucune règle, aucun juge, ne peut le déterminer (Genette admet ailleurs qu'il peut l'influencer,
mais cela reste contingent). L'appréciation relève de chacun. La citation de Stendhal, très
piquante, vient à point : � Et pourtant, le jugement esthétique ne se limite pas à affirmer qu'un objet me plaît, me procure
du plaisir (1). Il en dégage des qualités, au premier rang desquels, la beauté. D'une oeuvre
d'art, on dit plus souvent qu'elle est belle, que simplement qu'elle me plaît. Tout subjectif qu'il
est, le jugement esthétique se donne comme objectif. Afin de résoudre ce paradoxe, il faut
nous rappeler cette remarque de Kant sur laquelle j'avais attiré l'attention : le sujet " Dans le jugement esthétique, écrit Santayana, " Santayana donne à ce phénomène une explication curieuse : alors que dans la plupart des plaisirs, le plaisir est distinct de la perception (je dois goûter le vin avant qu'il me procure du plaisir), dans le cas de l'appréciation esthétique -- qui, cette fois, est différente de l'appréciation gustative, sans qu'il soit expliqué pourquoi le sens du goût n'est pas esthétique, alors que celui de la vue est le sens esthétique type --, c'est la perception même qui est source du plaisir. Dans cette confusion, le plaisir et l'objet de la perception se trouvent mêlés, et l'on attribue la beauté à celui-ci. De Santayana ou de l'appréciation esthétique, on peut se demander o� il y a le plus de confusion... |
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lorsque je dis d'un objet |
Mais il n'est pas besoin d'accepter les explications du philosophe pour remarquer, avec Kant
avant lui, et avec Genette plus tard, que lorsque je dis d'un objet qu'il est beau, j'exprime la
satisfaction qu'il me procure en prédiquant une propriété que je lui attribue. Genette voit là
une illusion. " L'objectivation consiste donc à attribuer à l'objet la valeur subjective du plaisir dont il est la cause. Ce n'est pas seulement dire qu'une propriété diagnostiquée est à l'origine du plaisir que je ressens, mais c'est dire que cette valeur elle-même est une propriété de l'objet. L'appréciation subjective se fait donc passer pour une évaluation objective. Or, pour Genette, l'appréciation n'est pas une évaluation, laquelle est une mesure objective, mais elle se fait passer pour telle. De fait, il n'est pas possible de définir le beau, et, en fin de compte, dire � Cette objectivation, Genette la voit comme constitutive de l'appréciation. Il est impossible
d'en formuler une sans en même temps l'objectiver : " Mais lorsqu'on porte un jugement, on ne se contente pas de dire simplement � Genette rebaptise ces derniers traits prédicats esthétiques. Les traits non-esthétiques de
Sibley en diffèrent non par leur objectivité, en dehors d'une sensibilité particulière, mais en ce
qu'ils sont purement descriptifs, alors que les prédicats esthétiques contiennent une part de
description, et une autre d'appréciation : " |
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A travers une prédication |
Cette analyse vient à l'appui de la notion d'objectivation. En effet, les prédicats esthétiques en
sont un moteur puissant. A travers une prédication esthétique, le sujet formule déjà une
appréciation, qui trouve dans la part de description inhérente un fondement de légitimité. Pour
reprendre l'exemple de Genette, lorsque je dis � Derrière cette illusion de l'objectivation se cache donc l'irréductible subjectivité du sujet qui
juge. La thèse de Genette relève ainsi d'un relativisme assumé. Bien sûr, celui-ci est bien le
meilleur moyen d'expliquer la divergence des appréciations. Mais leur convergence est un fait
tout aussi réel. Cependant, suivant Durkheim, Genette explique que la répétition d'un fait
social n'est en aucune manière à même d'en fonder l'objectivité. Le plaisir qu'on prend à un
objet tient à la relation qu'on entretient avec lui, et non à l'objet lui-même (ni au sujet seul).
Celui-ci se trouve rencontrer une disposition particulière du sujet, par laquelle le sujet éprouve
du plaisir ; un autre sujet peut bien être différemment disposé, mais tout autant l'être
également, notamment par acculturation, ou bien même par hasard : " |
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En somme, que le jugement soit |
En somme, que le jugement soit subjectif n'implique pas forcément le solipsisme. Mais la convergence d'appréciations prend ici une valeur purement contingente. Qu'elle soit due au hasard, ou, comme cela se passe le plus souvent, à une influence d'ordre culturel (au sens large) sur les dispositions de chacun, elle n'en reste pas moins subjective. D'autre part, rien n'interdit une évolution des appréciations, mais celle-ci ne peut être due qu'à une modification en profondeur des dispositions du sujet. Je ne peux modifier mon appréciation d'un claquement de doigts, si ce n'est par snobisme. Pour me rallier au jugement d'un autre, je dois me laisser convaincre de la justesse de celui-ci, et pour cela, intégrer des normes, des valeurs et des attentes nouvelles. C'est donc en fait le sujet lui-même qui change plus que son appréciation, qui reste nécessairement en accord avec ses dispositions. Mais si le beau, ainsi attribué à l'objet, n'est qu'une pure illusion, et ne traduit rien d'autre qu'un état mental du sujet, n'enlève-t-on pas à l'art ce qui le définit ? Pour Genette, ce n'est aucunement le cas : l'art ne se définit pas par le beau lui-même, qui ne peut être défini objectivement, mais par une visée à l'appréciation socialement reconnue. Il faut et il suffit qu'il y ait candidature à l'appréciation, et que celle-ci soit socialement reconnue pour qu'une oeuvre fonctionne comme oeuvre d'art, indépendamment de la valeur qui lui sera (subjectivement) attribuée (2). Qu'il soit impossible de définir le beau n'entraîne pas l'impossibilité de définir l'art. Ce n'est en fait pas le beau qui définit l'appréciation esthétique, mais le plaisir qui se cache derrière le prédicat. En disant cela, Genette s'oppose ouvertement à Goodman, pour qui la relation à l'art est cognitive, et ne se définit donc aucunement par le plaisir. Certes, elle comporte aussi une part de cognition, mais cela n'exclut pas le plaisir, qui peut plutôt fonctionner comme moteur pour le � décodage � de l'oeuvre. |
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Mon plaisir est mien, tout
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Les thèses de Genette ont l'avantage de leur empirisme. Elles semblent s'appliquer parfaitement au sentiment que chacun éprouve quotidiennement dans le beau. De fait, il me semble tout à fait juste que l'appréciation esthétique immédiate est irrationnelle, et les analyses qu'en fournit Genette (objectivation, prédicats esthétiques...) sont très convaincantes. Lorsque je me trouve confronté pour la première fois à un chef-d'oeuvre, qui provoque en moi un sentiment de plaisir intense, je suis à cet instant très loin de toute considération rationnelle, et cette expérience jubilatoire n'est en rien due à des propriétés inhérentes à l'objet qui l'induisent nécessairement, puisqu'elle dépend de ma propre disposition à être plus ou moins sensible à ces propriétés, et qu'une telle disposition varie d'une personne à l'autre. Mon plaisir est mien, tout égoïste, et je n'ai nul besoin d'en référer à quelque juge pour savoir s'il est pertinent. L'appréciation historique, les jugements formulés à son égard n'interviennent pas (ou plutôt, à mon sens, pas encore). |
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dire d'une oeuvre qu'elle
est
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Cependant, cette description est valable pour le plaisir (ou déplaisir) provoqué par l'objet que je per�ois à l'instant. Mais la relation esthétique et l'appréciation qui l'accompagnent ne se limitent pas à cela. Une oeuvre d'art n'est pas simplement l'objet d'une appréciation égoïste, sans qu'il soit question d'une quelconque communication, si ce n'est au prix d'une illusion. Le débat esthétique est une réalité qu'on ne peut oublier. On ne peut pour autant accuser Genette de l'ignorer, mais certainement de ne pas lui accorder l'importance qu'il mérite -- alors que le débat est un fait capital pour l'esthétique --, le reléguant au rôle réducteur de discours illusoire. Or, s'il y a certainement une illusion objectiviste à dire d'un objet qu'il est beau, cela n'implique pas de facto une irrationalité à laquelle il est impossible d'échapper ; on ne peut, comme le fait Genette, se limiter à cela. Les arguments qui constituent le débat cherchent peut-être à dégager en vain des propriétés de l'oeuvre qui détermineraient le beau. Mais ils existent, et, de ce fait, ne peuvent être seulement réduits à l'illusion. En fait, poser un argument dans un débat esthétique, c'est en réclamer la validité, la reconnaissance sociale. Argumenter une appréciation, ce n'est pas que prédiquer des propriétés de l'objet, c'est aussi énoncer des arguments dont on espère qu'ils seront reconnus publiquement comme valides. La théorie de Genette a ce grand défaut de réduire le jugement esthétique à l'expression d'une préférence personnelle, sous le couvert de prédicats illusoires. Or, dire d'une oeuvre qu'elle est bonne, c'est dire plus qu'on l'aime : c'est aussi communiquer une appréciation en vue d'un partage intersubjectif, ce qui est inconcevable s'il ne devait y avoir rien de plus qu'une illusion. En fait, on peut fort bien trouver une oeuvre bonne sans l'aimer. Un tel jugement est sûrement peu enthousiaste, mais tout à fait possible, même s'il ne reflète pas une expérience esthétique entièrement satisfaisante. Je n'entrerai pas ici dans le coeur de ce débat, auquel nous reviendrons avec Rainer Rochlitz, qui oppose précisément au thèses de Genette celles d'une � rationalité esthétique �. Mais, dans le cadre du propos qui est le mien, on retiendra ce point, sur lequel Genette insiste justement (mais auquel il se limite), que cette communication, que constitue le jugement esthétique, se base sur une subjectivité, sur un sentiment personnel d'un sujet. Mais celui-ci tente de dépasser ce sentiment à travers la communication de son jugement. C'est ce point, manquant chez Genette, qu'il nous faut maintenant rechercher. La question à laquelle on doit chercher une solution : si le jugement esthétique est à sa base subjectif, qu'est-ce qui peut fonder la possibilité d'une communication ? On trouvera un début de solution chez Schaeffer, qui distingue entre appréciation et jugement. On verra donc peu à peu comment le jugement proprement dit, en tant qu'il est publique, � réalise � le sujet esthétique en société. 1. On peut, bien sûr, dire, comme Kant, qu'il existe différents types de plaisirs, le plaisir esthétique étant l'un d'eux. Mais le jugement proprement dit -- on reviendra plus longuement sur ce point -- ne se limite pas à l'expression d'un tel plaisir. 2. On verra, lors du troisième moment de l'exposé, que cette affirmation ne peut être tenue jusqu'au bout. |