Introduction

LA CRITIQUE D'ART est un exercice difficile. C'est en fait du funambulisme : le critique marche sur un fil étroit, toujours en danger de tomber d'un côté ou de l'autre. Celui du dogmatisme, d'une part, c'est-à-dire la prétention à la valeur absolue de son jugement, sur des fondements objectifs qui devraient pouvoir s'imposer à tout esprit rationnel. Celui du relativisme, d'autre part, l'affirmation restrictive de la subjectivité, de l'impossibilité non seulement de prouver le bien-fondé d'un jugement, mais aussi celle de ne pouvoir le faire partager. Le critique habile est celui qui parvient à trouver la voie entre ces deux excès, qui exprime un jugement personnel de telle manière qu'il le partage aussi avec chacun.

Dans la pratique, la chose est épineuse. D'une part, l'impossibilité de donner, pour un jugement, des raisons objectives s'impose à nous, de même que la certitude que notre sentiment est personnel ; d'autre part, nous sommes tenus, parfois même acculés, à justifier nos jugements, donc à fournir des arguments dont la validité puisse être reconnue par tous. C'est une situation inconfortable, car on se sent obligé de justifier ce que nous tenons pour une expérience subjective. Un peu comme si nous devions justifier la couleur de nos cheveux. On se trouve alors devant une contradiction : un jugement objectif est impossible mais nécessaire.

Mais est-on vraiment tenu de justifier nos jugements ? Il semble plutôt que nous ayons besoin. Situation étrange à nouveau, puisqu'il semble que cette expérience personnelle ne nous satisfait pleinement que si elle jouit de l'accord des autres. Devant un accord sur notre jugement, nous éprouvons de la satisfaction à constater que ce jugement ne se limite pas qu'à notre personne ; au contraire, face à un désaccord, nous cherchons à défendre la légitimité de notre sentiment, à montrer à autrui que notre jugement est universellement valable. Le jugement, en effet, ne devient tel que lorsqu'il est communiqué.

Les textes qui suivront ne permettront pas de régler le problème. Ils le reconnaîtront, et l'analyseront. Ils ne proposeront donc pas de guide critique, de grille avec des cases à cocher pour procéder à l'évaluation d'une oeuvre. Ils montreront que cela est impossible. On tâchera plutôt d'éclaircir la question, de faire la part des choses, et montrer comment une expérience subjective peut être l'occasion d'une communication intersubjective. Pour ces articles, je me baserai sur diverses théories contemporaines qui sont apparues en France ces dernières années. Il s'agit de celles de Gérard Genette, Jean-Marie Schaeffer et Rainer Rochlitz. A travers les débats auxquels ils se livrent, on voit très clairement énoncées les problématiques évoquées et la tentative d'apporter des solutions. S'il est impossible d'apporter un concept objectif d'un jugement (ou même un concept d'une bonne oeuvre), on verra néanmoins ce que c'est exactement qu'un jugement subjectif, et o� peut se trouver cette hypothétique objectivité. Ces textes portent sur l'art en général, et non seulement sur le cinéma. Mais ils sont évidemment parfaitement valables pour celui-ci.

Avant d'aborder le premier de ces auteurs, il nous faut retourner aux racines. Toute l'esthétique actuelle est en effet un retour et un prolongement perpétuel des théories du plus grand philosophe depuis l'Antiquité : Emmanuel Kant (1724-1804). Il est donc nécessaire de brièvement évoquer ces thèses capitales.

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