Affiche de Titanic

LE CORPS DANS "TITANIC"

Note : Cette analyse de film est un exercice obligatoire en vue du passage en Licence dans le cadre de l'E.S.A.V - Ecole Supérieure d'Audio-Visuel - Toulouse II.

INTRODUCTION

DANS "Terminator" (1983), nous assistions à la transfiguration lente et progressive d'un homme sous lequel se cachait une machine. Le visage dévasté du Terminator à la fin du film, avec une moitié du visage humaine et l'autre dénuée de peau, reste dans les mémoires. Dans "Aliens" (1986), le corps humain était dégoulinant, fiévreux. Plus animal que jamais, le corps de l'Homme était pris en tenailles par des décors futuristes qui glacaient le sang et par des aliens, hideuses créatures faites d'acide. En 1989, nous partions dans "The Abyss" à l'exploration de nos peurs claustrophobiques liées à l'eau. Un des protagonistes du film avait " la tremblotte ", phénomène des hautes pressions dont les premiers symptômes, étaient des tremblements de main. La main revenait de manière encore plus frappante dans "Terminator II" (1991) dans lequel la main mécanique monstrueuse du précédent Terminator était étudié de près par des scientifiques ouvrant à ceux-là de nouvelles perspectives destructrices Un des derniers plans du film était la main du Terminator disparaissant dans la lave. "True Lies" (1994) travaillait davantage la chorégraphie, avec des scènes de danse, des courses-poursuite, des strip-tease. Le corps y était plus que jamais exposé, dénudé, étudié, détruit. Et, toujours, le corps était prisionnier du décor. Dans "Titanic", dans lequel une survivante raconte son histoire d'amour pendant le naufrage du célèbre paquebot, tous ces traitements du corps sont repris et même développés.

Les décors écrasants, la présence oppressante de la machine, la menace nucléaire constante, l'hubris et l'attente de l'apocalypse font toujours partie des enjeux des films de James Cameron. Mais le corps humain, lui, semble être le coeur de son oeuvre. Contrairement au Terminator, l'oeuvre du cinéaste canadien a une enveloppe mécanique, froide et sans âme, mais à l'intérieur se dissimule un bouillonnement, une humanité et une "anthropophagie" démesurées. L'amour, par exemple, il l'aborde plus qu'on le croit. Tous ses films sont en fait des histoires d'amour camoufflées sous d'épaissses tenues de combat. Une dichotomie se dévoile alors. Le cinéma métonymique de James Cameron, et du bon cinéma d'action plus généralement, viendrait ainsi de ces va-et-vient parfois sensuels, et significatifs, entre les carambolages et les visages, ou entre les explosions et les mains.

Si notre analyse a pour but d'aborder le thème du corps dans "Titanic" (sans perdre de vue la place du corps du spectateur), nous ne cherchons en aucun cas l'exhaustivité, mais souhaitons simplement proposer quelques pistes de réflexion. Nous avons divisé cet exposé en trois parties : le toucher, la vue et l'ouïe, en ayant conscience qu'il est fort périlleux d'isoler ces "trois sens humains" si liés les uns des autres, mais cette structure a le mérite de bien mettre en valeur la dimension véritablement sensorielle de "Titanic" de James Cameron.

Bonne lecture.

I / LE TOUCHER - la main omniprésente


Oui, le spectacle peut
imploser, et déboucher sur
quelque chose d'intime. Je
pense que c'était en fait le
but que je recherchais dans
"Titanic". Je voulais qu'on
reste près de ces gens, de
fa�on parfois très
intime.

La main est posée, dès le début de "Titanic", comme un mot-clé. James Cameron se sert des mains des protagonistes de toutes les manières possibles et imaginables sans doute pour que cette sensation tactile parvienne à "lutter" contre la technologie foisonnante du film aux effets spéciaux et aux décors coûteux (nécessaires à l'histoire). Nous sommes ici en plein dans la dichotomie Cameronienne, la main étant de plus elle-même "condamnée" à la dualité. Cette duplicité est paradoxalement ce qui unit les films de Cameron, ce qu'il revendique à sa fa�on : "Oui, le spectacle peut imploser, et déboucher sur quelque chose d'intime. Je pense que c'était en fait le but que je recherchais dans "Titanic". Je voulais qu'on reste près de ces gens, de fa�on parfois très intime."

1) entrée en matière

Le début de "Titanic" de James Cameron met en scène des adieux, un déchirement, une fin. Il nous présente avec ironie des "corps vivants" rendant hommage à de "futurs fantômes". Il nous plonge dans une tragédie grecque, avec pour tout choeur une voix féminine (la chanteuse norvégienne Sissel), ou l'ambiguïté de la relation entre la féminité (symbolisant la faculté d'accoucher le corps) et la voix (représentant, au contraire, ce qui relève du métaphysique). Cette voix triste et douce (loin des lourdes introductions musicales d'autres fresques hollywoodiennes) est en tout cas le fil d'Ariane (un peu "pop") auquel s'accroche le spectateur moderne pendant le déroulement de l'histoire.

Or, le premier plan de cette histoire tragique est un plan de mains. Sur le quai, la foule agite les mains pour saluer une dernière fois les passagers du Titanic (et cela dans un plan panoramique qui semble s'identifier au mouvement des mains). La main, c'est aussi celle de cet homme, au premier plan, tournant la manivelle d'une caméra d'époque pour filmer tous ces signes de main ; "signes" à prendre aussi dans un sens sémiologique (la sémiologie étant l'étude des signes) : les signes de main dans cette scène sont effectivement des "signes" qui font sens (et le sens du toucher fait le sens).

La main, dès le départ, est présentée par James Cameron comme l'outil magique qui mène à la reconnaissance mutuelle, à la mémoire, au refus d'oublier et qui montre "ce qui a été". On verra plus tard dans le film Rose, âgée (l'impressionnante Gloria Stuart), se souvenir de son expérience à bord du Titanic après avoir touché, émue, son miroir de l'époque (sur lequel est sculpté une femme nue) ainsi que son peigne (en forme de papillon) sortis des décennies plus tard des entrailles de l'épave du paquebot. Elle finit d'ailleurs par se décider à raconter l'histoire du naufrage juste après avoir touché de la main un écran sur lequel défilent les vraies images sous-marines du vaisseau sinistré.

Cette "main du souvenir" est, dans l'introduction de "Titanic", pigmentée par le grain volontairement vieilli des premières images, imitations d'images de documentaire d'époque (comble absolu du simulacre et du double, les enjeux du film - et de tout bon film). Le grain de ces images (projetées dans un ralenti aussi surnaturel qu'intemporel) apporte une forte présence, un corps, une chair à l'entrée en matière du film, mais, en même temps, ce grain est aussi mortifère en ce qu'il met en garde d'une décomposition, d'un éparpillement délavé et cadavérique.

Ce grain très beau rappelle, qui plus est, la peinture aborigène basée sur les points et les pointillés (annon�ant aussi la nature extrêmement picturale du film). Par ailleurs, la culture aborigène a la particularité de lier profondément le présent avec le passé. Or, si James Cameron a pour habitude d'unir le futur et le présent de manière forte et inédite (la série des "Terminator"), avec "Titanic" il ne fait rien d'autre que dire cette fusion des temps, mais, cette fois, entre passé et présent, à travers notamment des fondus enchaînés très longs (et très pigmentés eux aussi) reliant les scènes contemporaines avec les scènes historiques, ou à travers le dessin de Jack (Leonardo Di Caprio) qui montre Rose, jeune et nue (Kate Winslet). Un portrait qui traverse, et unit, les âges.

2) les gants

a/ les gants des scientifiques

Au début du film, nous suivons l'exploration du vrai Titanic à travers les yeux d'un mini-submersible dirigé à distance par un homme qui, en portant des gants spéciaux reliés à l'ordinateur, peut ordonner au mini-submersible de tourner à droite ou à gauche simplement en remuant les mains (Cameron n'oublie pas son passé de réalisateur de films fantastiques et insuffle dans son premier film historique un style moderne très personnel). Avec ses gants de chirurgiens ou de magiciens (notons ici que les scientifiques qui enlèvent la boue du dessin de Jack portent des gants blancs), cet homme a la possibilité de mettre en lumière le corps ouvert et blessé d'un vaisseau fantôme ainsi que les symptômes de sa chute, tout comme le cinéaste a le pouvoir, ou le "pour-voir", de faire apparaître et disparaître des images volées du vrai Titanic : un masque de fantôme pour enfant, une paire de lunettes (deux objets sans doute trop cohérents pour être authentiques car tous deux superbement liés au monde de la représentation). Et c'est dans le liquide amniotique des fonds océaniques, et après nous avoir montré les images archaïques du début du film, que Cameron marque de son empreinte sa démiurgie de "cinéaste technologique". "Titanic" est une oeuvre ultra-moderne, nous dit-il, de la même manière que le paquebot Titanic était en son temps une réalisation technologique unique.


Cameron construit alors un
nouveau pont, cette fois entre
l'hubris des hommes d'hier
et d'aujourd'hui. Rien n'a
changé, l'homme veut toujours
égaler Dieu.


Cameron construit alors un nouveau pont, cette fois entre l'hubris des hommes d'hier et d'aujourd'hui. Rien n'a changé, l'homme veut toujours égaler Dieu. Un des protagonistes du film ne déclare-t-il pas en admirant la taille du Titanic que "Dieu lui-même ne pourrait couler ce paquebot" ? Un autre personnage dira un peu plus tard à propos du paquebot : " c'est le plus grand objet naval jamais construit par la main de l'homme de toute l'histoire". Pour Cameron, si la main est l'outil qui mène au souvenir, elle est peut-être aussi la cause des maux de l'homme. Force est de reconnaître qu'il n'oublie pas de le signaler dès les premières minutes de son film. Il critique ainsi son entreprise ambitieuse, vouée elle aussi à l'échec. Pourtant, cette chose-là n'est pas arrivée si l'on en juge par le succès critique et public du film. Peut-être alors pouvons-nous dire que l'échec de James Cameron et de son "Titanic" résiderait dans sa réussite planétaire. Nous sentons cependant que Cameron met toute sa confiance dans l'art du cinéma qui, "lui", (peut-être parce qu'il n'est qu'illusion), peut permettre les dépenses les plus folles et la démesure la plus prétentieuse.

b/ les gants de Rose

La prétention humaine tient aussi dans la première apparition de Rose, jeune : un gros plan de sa main, enveloppée dans un gant blanc fort élégant, tendue vers l'extérieur pour que le chauffeur l'aide à descendre du véhicule. Le plan, sans coupure, continue sans dévoiler le visage de Rose, en passant d'une forte plongée à une contre-plongée sur ses yeux. Cameron, en un plan introductif dévoile déjà le lien important entre la main et le regard, problématique qu'il développera au cours du film. Mais ici, il faut surtout retenir l'intérêt ironique de ce gant blanc de Rose en contrepoint parfait avec la première apparition de Rose âgée à l'écran, qui nous donne à voir ses mains ridées (avant de révéler un instant plus tard son visage). Ses mains ridées sont, de plus, recouvertes d'argile (elle était en train de faire de la poterie).

C'est donc par les mains de ses protagonistes que Cameron parvient à nous faire comprendre leur intériorité ainsi que leur évolution. Il nous montre la jeune fille bourgeoise et artificielle qu'était Rose avant de rencontrer Jack, ses gants blancs impeccables la protégeant de la foule et du monde, et nous montre la Rose créatrice et décidée, les mains dans l'argile, véritable symbole du monde, de la terre, de l'authenticité, de l'origine. La main sert de lien entre les scènes du film, entre présent et passé, elle assure une continuité, et le montage du film, donc (or c'est James Cameron qui est à l'origine de ce montage, comme s'il nous parlait en fait dans "Titanic" de son amour de l'artisanat et d'une certaine idée du cinéma).

3) la main sur la vitre

Le moment intermédiaire entre les deux étapes de la personnalité de Rose se trouve au milieu parfait du film (Rose est le coeur du film) dans ce plan superbe o� la main de Rose tape puis glisse sur la vitre embuée de la voiture dans laquelle Jack et Rose ont fait l'amour. Cette main, dont on présume qu'elle est celle de Rose (on ne voit pas vraiment à qui appartient cette main, puisque le reste du corps est laissé hors-champ : un corps androgyne apparaît), semble en fait vouloir rejoindre l'autre côté de la vitre, cet autre monde que Rose a toujours voulu connaître malgré les barrières sociales (entre elle, aisée, et Jack, pauvre). Cette vitre représente à la fois la société mais aussi, le viseur de la caméra, et donc l'écran du cinéma (la vitre est une sorte de templum), comme si la main de Rose venait "faire signe" presque directement au spectateur, et donc à son propre corps. L'effet de miroir n'est pas qu'une illusion ici.


Titanic : photo

Et c'est dans un fondu enchaîné (figure de style généralement employée dans le film pour les liens entre les époques, mais ici une vie entière vient de basculer dans une certaine mesure) que nous assistons au contre-champ, à l'intérieur de la voiture, o� nous apprenons qu'il s'agissait bien de la main de Rose. La trace laissée par le passage de sa main sur la vitre crée une sorte de tableau abstrait sublime et primitif aux allures de paroi préhistorique tant le dessin de traces de main nous fait penser aux peintures des premiers hommes (nous sommes dans la caverne platonicienne, l'origine de la représentation). Le spectateur retombe ainsi, inconsciemment, dans sa condition la plus basique, centre du film et de l'histoire du Titanic o� des êtres humains se sont retrouvés face à leurs peurs et leurs intincts ancestraux, face à face avec leur animalité et la nature. Dans ce tableau abstrait créé par Rose, qui a littéralement projeté son amour de Jack en une oeuvre d'art sur la vitre, nous pouvons voir le commencement de sa vie créatrice puisqu'elle n'était, avant, que spectatrice des oeuvres des autres (elle aime les toiles de Degas, Monet et Picasso).

4) la main et la création

a/ Jack Dawson, le dessinateur


Les nombreux gros plans de
Cameron sur les mains de ses
interprètes sont clairement la
marque d'une certaine
obsession.

D'art, il en est fortement question dans "Titanic". Jack est dessinateur et il fait des portraits de mains. Il dessine un père et sa fille les mains liées, il fait le portrait des mains de filles de joie qu'il a rencontrées à Paris. Rose lui demande d'ailleurs s'il a eu une aventure avec l'une d'elles, car il l'a dessinée plusieurs fois, sur quoi Jack lui répond : " non, juste avec ses mains. Elle avait de belles mains, vous voyez." Cameron affirme ainsi, non sans humour, qu'on peut avoir "une aventure avec des mains". Jack sauve Rose plusieurs fois en lui ordonnant de prendre sa main et la scène de l'acte charnel commence sur ces mots : "pose tes mains sur moi". La main sauve, réunit et est à l'origine de l'acte d'amour comme elle est à l'origine du montage et du cinéma ; cinéma que Cameron semble mettre au même pied d'égalité que l'amour s'il on se réfère à ses propos dans des entretiens. Les nombreux gros plans de Cameron sur les mains de ses interprètes sont clairement la marque d'une certaine obsession.

Dans la fameuse scène du portrait, Jack demande à Rose de mettre sa main d'une certaine manière sur la tête (on entendra un instant plus tard un solo de piano dont l'image des mains du pianiste soulignera le caractère tactile de la scène). Jack met en scène les mains des autres et se sert de son talent de dessinateur pour rendre ces mains belles et vivantes. Le rapport qu'entretient Jack avec les mains est très important (voire obsessionel dans certains cas). Pour citer quelques exemples, rappelons que Jack a gagné sa traversée sur le "Titanic" avec une "main chanceuse au poker", qu'il fait du baise-main à Rose pour faire comme au cinéma, qu'il finit par être menotté, et, lorsqu'il meurt et disparaît dans la noirceur de l'océan, c'est sa main tendue vers nous que l'on voit en dernier. Il aime aussi nouer les mains des gens ensemble. Cela peut nous évoquer une des oeuvres les plus connues de Michel-Ange, les deux doigts se rejoignant dans une union divine sur la fresque de la voûte de la Chapelle Sixtine (le film de Cameron est aussi une fresque). A ce sujet, Jack n'a-t-il pas une dimension angélique dans ce film, aussi bien dans son apparence physique (physique androgyne) que dans la fa�on dont il est éclairé (lumière surnaturelle sur son visage) et dans ses actes (il protège, il est bon) ?

Cela pourrait en effet nous amener à une lecture biblique du film tout entier. La carrière de Cameron est jalonnée de références religieuses (dont la richesse picturale n'est pas étrangère à l'intérêt que porte Cameron à la religion) : le jugement dernier dans "Terminator II", les anges dans "The Abyss", la purification dans "Aliens" et, sans cesse, la lutte entre le bien et le mal. Dans "Titanic", l'hubris de l'homme n'est pas puni par un déluge mais par un iceberg (même composante liquide par ailleurs !) et Cameron compare à plusieurs reprises le paquebot à une Tour de Babel flottante : des immigrés ne parlant pas l'anglais se perdent dans les couloirs o� les écriteaux sont tous en anglais. Une messe est célébrée pendant le film ; le prêtre, à la fin, tente désespérement de s'accrocher à ses sermons, le mot "absolution" est prononcé par Rose dans sa conclusion de la catastrophe. Cette propension chez Cameron à parler de la condition humaine, de sa force et ses faiblesses, de son courage et ses croyances, prouve vraiment qu'il est selon nous plus qu'un cinéaste de divertissement à la mode, ou de la mondialisation diront certains, mais un cinéaste de mondes et du Monde.

b/ James Cameron, le créateur

Nous sommes en droit de nous demander, aussi, si l'omniprésence de Dieu dans "Titanic" (grâce à l'omniprésence des mains d'une certaine manière) et dans la carrière de Cameron ne serait pas le résultat logique de la personnalité démiurgique du cinéaste. Dans la scène du portrait, par exemple, non seulement les dessins de Jack sont l'oeuvre de James Cameron, mais les mains prises en gros plans lorsque Jack dessine sont les mains de Cameron lui-même. Cette apparition fabuleuse du cinéaste dans son propre film rappelle les documentaires d'Alain Cavalier qui n'hésite jamais à montrer ses mains dans le champ de la caméra prouvant par là son investissement dans ce qu'il montre et l'affection qu'il porte à ce dont il parle et dévoile. Cameron donne un point de vue fort sur ce que le métier de réalisateur exige selon lui. Il a fait la grande majorité des plans lui-même, il a monté son film, il l'a aussi écrit et produit. On peut lui reprocher cet excès de pouvoir (qui n'est, encore une fois, rien d'autre qu'un excès de "pour-voir"), mais n'est-ce pas le signe des plus grands metteurs-en scène : Charles Chaplin, John Huston, Federico Fellini, Stanley Kubrick ou Francis Ford Coppola (et nous connaissons les problèmes rencontrés par ces réalisateurs sur leurs tournages et la volonté de tout maîtriser et de tout concevoir qui les animait).

Cameron, lui, est tout à fait conscient de son obsession de la démesure (et de son ubiquité) et joue souvent sur l'auto-dérision. La scène dans laquelle Rose parle de Freud et de sa théorie concernant l'intérêt que portent les hommes à la taille est une mise en abyme amusante qui marque la lucidité et l'ironie de Cameron (mais Freud est sans doute aussi convoqué pour l'importance donnée au thème du rêve et à l'onirisme dans ce film). Cameron sur le tournage de "Titanic", qui a pulvérisé tous les records de dépassement de budget (estimé à quelques 250 millions de dollars), avait noté sur son carnet de bord : " prévoir une lame de rasoir pour me couper les veines si on m'empêche de faire le film de mes rêves. " Il a fini par imposer son point de vue. Il n'aura concédé finalement aux distributeurs que ses salaires et ses pourcentages sur les recettes du film (qu'il a finalement touchés après le succès historique du film).


Le film reflète assez bien ce
refus de compromis, cet
entêtement, cette volonté à
aller jusqu'au bout des rêves,
cette liberté qui le
caractérisent.


Le film reflète assez bien ce refus de compromis, cet entêtement, cette volonté à aller jusqu'au bout des rêves, cette liberté qui le caractérisent. Rose et Jack symbolisent l'état d'esprit de Cameron (ce couple est d'ailleurs gémellaire tel un monstre à deux visages, or, réfléchir sur le monstre ne revient-il pas à discourir sur l'art ?). Les mains de Cameron apparaissent dans le film, à juste titre, au moment d'une fusion entre les deux héros de l'histoire (deux figures qui finissent par se complèter l'une l'autre) donnant lieu à une naissance. Ses mains de créateur semblent, d'une certaine manière, entrer physiquement dans le ventre du film pour en extirper un nouveau-né. Le film, à partir de cette scène, va commencer à changer de forme, son corps va évoluer et cavaler vers tout autre chose.

II / LA VUE - la fuite du corps

James Cameron, le créateur, est aussi un visionnaire, un peintre moderne. Il utilise tout son savoir-faire de "manuel" (il a été maquettiste avant d'être cinéaste) pour choisir de fa�on pertinente les couleurs, les lignes de force dans l'image, les lignes de fuite. La profondeur de champ a rarement été aussi bien traitée au cinéma que dans "Titanic" facilitant non seulement un énorme travail de chorégraphie avec les centaines de figurants du film par exemple, mais permettant également aux spectateurs d'emprunter des directions différentes dans l'image, opérant ainsi leur propre montage du film.

J'ai essayé d'utiliser plutôt des focales courtes, avec des cadres plus larges et une meilleure profondeur de champ qui permettent aux personnages d'évoluer à l'intérieur des plans.

1) le Minotaure, Icare et le Phénix

Dans la scène mythique (et mythologique) du premier baiser entre Jack et Rose, nous assistons à la transformation corporelle de Rose (qui n'est pour le moment que symbolique mais qui sera effective dans la scène de la voiture). Jack lui demande de fermer les yeux, de tendre ses bras et ses mains et d'ouvrir les yeux. Rose ne voit plus le paquebot d'acier, mais l'océan à perte de vue comme si elle volait dans les airs. Ses mains (nues) sont devenues des ailes, c'est un peu le mythe d'Icare revisité. La référence à Icare est la bienvenue si l'on se souvient que l'hubris est un des thèmes centraux du film, tout comme celui du labyrinthe (le "Titanic" est le plus orthonormé des décors), Icare s'évadant du labyrinthe du Minotaure en se fabriquant des ailes. Qui est le fiancé richissime de Rose sinon ce monstre mi-homme mi-taureau qui semble vouloir la dévorer (à tel point qu'il finit par vouloir l'assassiner à la fin du film en lui tirant desssus). Ici, le monstre hybride qu'est le Minotaure doit combattre un couple gémellaire !

Se greffe également à ce moment du film, l'image du Phénix (fondamentalement liée au soleil), cet oiseau qui renaît de ses cendres. Rose, dans cette scène charnière, semble reprendre goût à la vie, semble devenir quelqu'un d'autre, dépassant son statut de femme piégée dont la liberté a été réduite à néant et dont les gestes ont été conditionnés par une société maniérée et bien pensante. Ici, elle libère ses gestes, s'ouvre au monde et devient un oiseau. Et à travers cette transformation fantastique, elle laisse entrevoir un des thèmes cachés du film : la (re)naissance du corps et de l'esprit. Le paquebot "Titanic" n'est-il pas un berceau d'un certain point de vue ? Il berce des personnages vers le nouveau monde, New York, représenté vers la fin du film par la Statue de la Liberté brandissant en l'air, dans sa main, une flamme (Jack dira à un moment que ce qu'il aime chez Rose, c'est le "feu" qui l'anime).

Ainsi, Jack est ce révélateur, cet accoucheur d'esprit et du corps. Parce qu'il "sait voir les gens" (comme le dit Rose) à travers ses dessins, il parvient à libérer Rose de sa prison dorée et à lui apprendre à se prendre en main et à être capable de se sauver elle-même. Il lui apprend à être active, créatrice et à voir les choses "d'en haut" (ils ont toujours pendant le film le meilleur point de vue de la catastrophe). Jack est l'incarnation de l'Artiste dans toute sa dimension magique et cathartique (sans doute parce qu'il incarne le lien entre le monde du ciel et celui du tactile, comme on l'a vu précédemment). Jack serait-il le double de Cameron, un metteur-en-scène lui aussi ?

2) Henry James et Joseph Conrad

Le point de vue de Cameron-le narrateur est à bien y regarder celui, également, de Rose, âgée, qui raconte l'histoire du film à sa petite fille, aux pirates modernes mais aussi à nous, spectateurs de cinéma. Ainsi, Jack ne serait pas à proprement parler le double allégorique de Cameron, mais Rose serait bel et bien le protagoniste dans lequel le cinéaste se projette. A ce sujet, nous pouvons retrouver ce type de point de vue dans les romans de Henry James ou Joseph Conrad dans lesquels l'histoire, le récit, sont confiés à un narrateur extérieur à l'action, qui raconte l'histoire des années plus tard. On trouve aussi cela avec les choeurs dans le théâtre grec. Le commentaire est extérieur à l'évènement décrit et à son immédiateté. Ainsi, comme le dit James Cameron : " on a le sentiment de regarder une histoire qui nous est racontée, plus que d'être le simple spectateur d'un film. " On peut s'identifier et non pas seulement identifier. Le corps du spectateur est totalement actif dans la tragédie grâce à cette profondeur de champ narrative.

3) Edgar Degas, Claude Monet et Pablo Picasso

La profondeur de champ est aussi utilisée de manière spectaculaire dans les plans larges, ces plans d'ensemble o� nous pouvons voir (et entendre) des corps glisser sur toute la longueur du "Titanic" en train de se dresser à la verticale, ou d'autres tomber de plusieurs dizaines de mètres et s'écraser les hélices du paquebot. Rarement pareilles images, d'un réalisme parfois gênant, avaient été offertes au spectateur de cinéma, rarement le corps de l'Homme n'avait été montré aussi victime du décor. Les effets spéciaux du film servent parfaitement le propos, alors qu'on a reproché à maintes reprises à Cameron de faire des films pour l'effet et non pour l'intention. Ici, la vision panoptique de la panique associée aux cascades permettent à Cameron "d'aller plus loin" que n'importe qui auparavant  : les autres films tournés sur la tragédie du "Titanic" n'ayant ni ce souffle ni cette crudité (nous pensons au maladroit "Titanic" réalisé par Jean Negulesco en 1953 et à "A Night To Remember" de Roy Baker, 1958).

Cela dit, la profondeur de champ dans "Titanic", ce n'est pas seulement une affaire de narration ou de plans d'ensemble dignes des plus grands films épiques d'Hollywood. Les dessins de Jack sont aussi un moyen pour le spectateur d'aller ailleurs, dans un autre monde. Rose, aussi, peut enfin se libérer de sa cellule de luxe grâce aux créations de Jack mais aussi grâce aux tableaux qu'elle a achetés en Europe. Nous pouvons nous demander pourquoi Degas, Monet et Picasso ont fait l'objet de l'intérêt de James Cameron dans "Titanic" (au-delà du fait qu'ils représentent l'Europe, cet ancien monde que va importer Rose en Amérique, telle une pionnière, le Titanic devenant une sorte de May Flower). Il serait dangereux de catégoriser ces trois peintres, mais nous pourrions dire que la première partie de "Titanic" a des couleurs et une lumière propres à l'univers de Monet (un amoureux de la mer et des paysages aux lumières changeantes). La seconde partie du film, chaotique, relève de Picasso, le montage surdécoupé du naufrage allant "de pair" avec le cubisme. Degas est cité dans le film sans doute pour sa passion du mouvement (ce mouvement qui est foncièrement le moteur du film et du cinéma). Ces peintres de renom ont peut-être surtout, chacun, une manière distincte de dépeindre le corps humain.

a / Nymphéas

Avec Monet, ce sont des centaines et des centaines de touches de couleur qui forment le corps humain (rendant hommage aux pointillés aborigènes et annon�ant le cubisme), tout comme les centaines de figurants de Cameron sont des petits points au loin qui rendent l'image saisissante. Cela dit, Monet est évoqué dans "Titanic" à travers une toile de sa collection des Nymphéas non pour son traitement du corps humain mais pour son emploi superbe des couleurs, ce qui ne manque pas d'émerveiller Jack qui s'exclame : " Monet ! Regardez comment il utilise les couleurs ici, c'est inouï ! ".

James Cameron, dans ses déclarations à la presse, fait souvent référence aux couleurs de ses films qui donnent vie et corps à ses protagonistes et ses décors :

J'ai aussi travaillé la couleur de très près pour "Titanic". Il fallait des couleurs assez neutres, qui ne donnent pas l'impression d'être trop chaudes, de virer au sépia. En d'autres termes, j'ai cherché à éviter de donner au spectateur l'impression que j'interprétais stylistiquement 1912. Et j'ai procédé de manière inverse dans le traitement des séquences contemporaines : l'image est plus stylisée, bleutée, parfois assez froide. Les couleurs sont volontairement primaires, presques enfantines dans les séquences sous-marines : on trouve des oranges et des rouges très marqués, du blanc aussi, des motifs très vifs qui sont dans l'esthétique high-tech. Lorsqu'on est en 1912, les couleurs sont certes assez riches mais ce sont des couleurs secondaires. Je ne voulais pas filmer cette période en donnant le sentiment d'utiliser des filtres, pour évoquer le passé.

b / Les Demoiselles d'Avignon

Picasso, lui, ne représente pas le corps de manière réaliste, il le détruit pour mieux le réinventer et le rendre labyrinthique (on se rappelle de sa toile Le Minotaur). Il déforme les poitrines et les visages, les plie, les multiplie, les géométrise tout en les rendant irrationnels. Les corps en souffrance tendus, glacés, écrasés et vaincus des naufragés du Titanic semblent parfois sortir de Guernica. Dans "Titanic", on peut admirer le célèbre tableau de Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, décrivant des jeunes femmes nues (se tenant comme Rose dans le portrait de Jack) qui semblent toutes se dédoubler. Rose admire la toile, la tourne vers sa gauche, et la caméra, empreintant le même mouvement, sort du reflet du miroir dans lequel nous étions plongés sans le savoir jusque-là et montre le vrai visage de Rose. Le corps du film s'est multiplié, comme la toile de Picasso.


Son film n'est qu'un monde
intérieur, un rêve, un
fantasme.

Cameron joue une fois de plus avec le simulacre propre à toute représentation et argumente ainsi sa volonté de donner à voir au spectateur des toiles (des étoiles) mondialement connues qui n'ont jamais été, physiquement, à bord du Titanic. Son film n'est pas un documentaire mais bel et bien une fiction. Il est rare de voir des tableaux très connus dans les films, mais cela permet ici à Cameron de jouer une mise à distance éthique (tout en flattant l'intelligence du spectateur) et, surtout, d'avouer qu'il est plus intéressé finalement par l'histoire que par l'Histoire. Son film n'est qu'un monde intérieur, un rêve, un fantasme. D'ailleurs, il est amusant de relever la phrase de Rose lorsqu'elle parle de Picasso : " Il n'est pas intéressé par la logique. Son tableau semble sortir tout droit d'un rêve. "

c / L'Etoile

Pour Degas, le corps doit être toujours en mouvement ; nous pensons à ses toiles de courses hippiques (on voit Rose à cheval sur une photo à la fin du film) et, par dessus tout, à ses tableaux de danseuses (Rose, dans la scène de la fête irlandaise, fait une démonstration de ses talents de danseuse en se tenant debout sur les orteils). Chez Degas, le corps doit être capable de souplesse et de grâce mais il montre aussi, et paradoxalement, la discipline des danseuses (cantonnées dans des écoles ou sur des scènes). Si Rose achète la toile de l'Etoile de Degas (qui représente une danseuse étoile), c'est aussi pour elle une manière de maîtriser le type très strict d'éducation qu'elle a re�u (un plan du film montre la mère de Rose lui serrer très fort le corset, avec en toile de fond, l'Etoile). Les tableaux, et l'art, permettent à Rose de s'évader, tout comme le spectateur (acteur et spectateur sont souvent égaux dans les films de Cameron) et elle peut aussi, de ce fait, parvenir à posséder son propre emprisonnement.

Le mot "étoile" est de plus très intéressant par rapport à la thématique de "Titanic". Avant de rencontrer Rose pour la première fois, Jack admirait les étoiles (dans un plan o� son corps fait corps avec le ciel) et avant la scène d'amour, Rose lui dit qu'elle veut l'emmener dans les étoiles. Si Jack est proche du monde concret, du tactile, il est aussi clairement un protagoniste du ciel (comme s'il descendait d'une fresque de Michel-Ange). Il existe de toute évidence dans "Titanic" une relation magique entre la terre et le ciel (un retour volontaire aux cultures primitives), entre ce qui est intouchable et ce qui est manuel, entre ce qui mort (une étoile est une planète morte) et ce qui est vivant. Entre l'évaporation et l'origine.

Cette idée d'origine est reprise dans l'ultime apparition de L'Etoile de Degas (elle est quasiment une protagoniste à part entière) lors de la chute finale du Titanic. On voit le tableau glisser avec grâce sous l'océan comme s'il revenait à sa condition première, l'eau. L'omniprésence de l'océan et de tout ce qui relève du liquide et de la fluidité, toute féminine, ne font que renforcer cette idée de création, d'origine, de mer (et de "mère" il va sans dire). L'art, pour Cameron serait alors, presque toujours, une régression intra-utérine. D'ailleurs, force est de reconnaître que dans les films de Cameron, la femme est souvent la vraie héroïne, l'épicentre de son oeuvre.

Dans "Aliens", la maternité (l'accouchement du corps donc) est cruciale : on y découvre la Reine des aliens (magnifique et monstrueuse à la fois) et une Ripley très maternelle qui parvient à garder en vie une petite fille (une future mère). La femme forte est présente ensuite dans The Abyss (c'est notamment la femme qui, seule, comprend les anges de l'océan), dans "Terminator II" (elle est guerrière pour protéger son fils), dans "True Lies" (elle abandonne son rôle de ménagère pour devenir agent secret) et dans "Titanic" (Rose se libère de la condition féminine de son époque, on la voit courir dans les couloirs avec une hache, c'est elle qui survit et raconte toute l'histoire).

Dans "Titanic", lorsqu'on retrouve le dessin de Jack, le portrait est conservé dans l'eau d'une bassine (véritable bain révélateur) et c'est une femme nue qui en est la "star" intemporelle. Tout le film tient sur cette femme dénudée, cette Eve qui resurgit d'outre-tombe (le gris du dessin renforce d'ailleurs son aspect fantomatique). Et pour le cinéaste, il devient clair que le corps ne peut perdurer dans le temps et l'espace que s'il est représenté par un artiste qui respecte ce point d'origine (la femme). L'illusion devient alors plus forte que le corps, et le cinéma peut enfin transcender notre condition de simples mortels dont la disparition est la tragédie. Cameron nous a montré avec habileté les trois images de la mort : le rêve (onar), l'apparition (phasma) et le fantôme (psyché).

III / L'OUIE - la musique contre la disparition


la musique con�ue par James
Horner pour "Titanic" donne
corps et vie aux images


La musique dans "Titanic" joue-t-elle réellement le même rôle que le choeur dans le théâtre grec ? La partition du film contient certes un choeur, mais n'apporte-t-elle pas davantage qu'un simple commentaire sur l'histoire du film ? A bien écouter, et surtout à bien y regarder, la musique con�ue par James Horner pour "Titanic" donne corps et vie aux images (ainsi qu'aux disparus) en cherchant, paradoxalement, le dépassement du corps, l'intemporalité. Interrogé sur sa brillante partition, Horner déclare :

La musique doit être intemporelle, comme une peinture. Si une toile est trop ancrée dans son époque, elle perd un peu sa forme universelle. La musique, c'est pareil.

1) une musique "hybride"

a / le vaisseau fantôme

Lorsqu'on entend le compositeur s'exprimer sur sa partition, une chose apparaît clairement : la musique, cette matière invisible qu'on ne peut pas toucher, donne corps à l'illusion, ses musiciens sont parfois les fantômes de la tragédie. Le compositeur associe à ces "non-corps" un synthétiseur qui vient à la fois servir de contrepoint interne à sa musique (elle en devient "double") mais aussi d'anachronisme volontaire liant deux époques, 1912 et 1997. Le spectateur moderne, parce qu'il reconnaît un instrument familier qui fait partie de son quotidien, le synthétiseur, se voit comme dans un miroir d'une certaine fa�on (Horner invente le synthétiseur qui réfléchit). Mais ce qui réfléchit vraiment notre image et notre monde intérieur, c'est le mariage subtil entre ce synthétiseur et une orchestration d'inspiration plus classique - de la même manière que Cameron mélange ses emplois de steady-cam "à la Aliens" et ses utilisations de plans larges à la "Gone With The Wind". Horner est clair :

La musique ne meurt jamais, elle traverse les esprits, les modes, le temps. C'est cela la conjugaison des instruments : le temps et les esprits.


Titanic: photo

Ce qu'il met aussi en lumière c'est que "Titanic" est un film qui tente de faire renaître le cinéma épique d'outre-tombe. Les fantômes dans ce film, ce sont aussi les mentors de son auteur et les chefs-d'oeuvre de l'âge d'or d'Hollywood. Le film de Cameron est sans doute comme le Phénix et Rose la figure de proue de cette renaissance (d'o� la fusion très particulière que nous avons étudiée précédemment entre Cameron et Rose). Comme Rose, Cameron a réussi grace à son expérience du Titanic à se défaire des conventions dans lesquelles il évoluait tout en gardant la passion et l'excès qui l'ont toujours caractérisé. Ce film est l'histoire d'un changement de corps (et de sexe), d'une mutation. A mesure que le film avance, le corps même du film évolue, change de couleurs, de tonalité, d'apparence. Les personnages, eux aussi, changent en ne survivant qu'à travers leur corps (pour finalement n'exister que "dans la mémoire"). Le paradoxe sublime qui suit à ce bouleversement c'est d'assister à la régression des protagonistes vers leur animalité, leur instinct tout en devenant plus clairvoyants qu'avant, plus adultes et matures (l'iceberg destructeur est le retour du surmoi). La musique de Horner utilise d'ailleurs des rythmes rappelant celui des battements de coeur, renvoyant le spectateur à son propre corps et à son propre instinct de survie car le spectateur, lui non plus, ne veut pas disparaître.

b / le premier baiser

La musique du film évoque la plongée (vers la noirceur, la mort), mais elle est aussi transcendante, elle vient parfois "du haut de l'image", elle éclaire. Horner explique :

On ferme les yeux comme le demande Jack et on vole. Sissel [la chanteuse] est magnifique, sa voix semble venir tout droit du ciel tel un ange qui protégerait les deux amants. En fait, Sissel, est un chemin, le synthétiseur, un autre chemin, et le piano les rassemble.


Autant Cameron utilise au
maximum la profondeur de
champ, autant Horner
s'efforce d'élargir au
possible l'espace sonore


Autant Cameron utilise au maximum la profondeur de champ, autant Horner s'efforce d'élargir au possible l'espace sonore (il a composé une musique labyrinthique). Le résultat d'une démarche aussi cohérente c'est de rendre le corps du spectateur particulièrement libre, il a souvent le choix d'emprunter des sentiers différents alors que certaines critiques ont reproché à Cameron et Horner de toujours prendre bêtement en otage les spectateurs sans leur offrir la possibilité de participer, d'être actif.

Ce qui était intéressant c'était d'accoupler les instruments voix de Sissel / synthétiseur. Au départ, dans les conventions, ils s'opposent mais ce ne sont que des préjugés. La matière thématique accepte les différences, et impose cette conjugaison. La whistle [la flûte] commence et termine le morceau comme pour fermer une boucle. (...) C'est romantique, mais surtout pas romanesque. J'accorde une profonde différence entre le romantisme et le romanesque. Il faut être simple pour toucher profondément. N'importe qui aurait utilisé une nappe de cordes pour expliquer cet amour. Cela aurait déruit la scène.

Comme le disait Antonio Vivaldi, pourquoi utiliser plusieurs violons lorsqu'un seul suffit ? La partition d'Horner reste très aérienne, à hauteur des protagonistes qu'elle protège (tant que la musique est avec eux, ils ne tombent pas dans l'abysse morbide du silence). La partition a le même point de vue que les héros, elle est le "stream of consciousness" (comme une focalisation interne primaire). Dans "Titanic", notre vision est sans cesse celle des protagonistes, qu'est une vision panoptique mais aussi métonymique dans la mesure o� nous pouvons observer quasiment tout de loin (et de haut), tout en ayant parfaitement connaissance des détails (de même, la musique est parfois jouée tutti, parfois solo).

"Titanic" développe en ce sens grandement le cinéma d'un David Lean que Cameron considère d'ailleurs comme son maître à penser. Chez eux, le cinéma n'est pas seulement une fenêtre ouverte sur des mondes, il est également un microscope et le spectateur un chercheur. Ainsi, rien ou presque rien n'échappe à notre regard (et à notre ouïe), rien ne disparaît vraiment tant que la musique adopte un point de vue subjectif. Si Horner a effectivement choisi d'utiliser un certain nombre de solos pour "Titanic", c'est précisément dans l'optique de rester au plus proche de la matière et des corps.

1) une musique "ancre"

James Horner explique le choix du piano dans la scène du portrait :

Le piano est l'instrument de la création, l'instrument avec lequel vos idées prennent pour la première fois un "son". Ce son, c'est de l'argile. Après, cela devient une sculpture ou redevient de l'argile. (...) J'aime la peinture, la palette et l'expression. Il y a des couleurs qui sont miennes et une toile blanche. La scène. Comme Monet et Picasso dans le film, je dois trancrire un sentiment personnel en un sentiment universel. L'un par des paysages, l'autre en opposition aux formes existantes. (...) J'exprime mes émotions sur la toile, mon piano, puis je lui donne la forme la plus réaliste pour la scène. Je peins une expression, une impression. De l'impressionisme comme Debusssy, Britten ou Sibelius. (...) Comme Jack dessine, je peins ma musique. Au piano, car Jack refuse les artifices.

Même si Horner révèle ce qu'il peut y avoir de "corporel" dans la génèse de la musique, il ne parle pas ici de l'utilisation tout aussi physique de sa partition à l'intérieur de la scène. En effet, le solo de piano commence précisement lorsque Jack donne le premier coup de crayon, tels deux corps s'enla�ant. Le désir caché de Jack et Rose dans cette scène (c'est-à-dire s'enlacer, ce qu'ils n'osent pas faire ici) est révélée et concrétisée dans l'union allégorique du corps du dessinateur avec celui évoqué au travers de la musique. L'énergie débordante de Jack et Rose, qu'ils expriment d'ordinaire ouvertement, a dans cette scène disparu sous l'immobilité de leur corps et la crispation de leur visage, mais leur passion est exprimée par le langage purement audiovisuel du cinéma qui peut, Cameron nous le prouve, explorer l'invisible, l'impalpable. La musique de Horner refuse la disparition de l'identité des héros du film, elle fait renaître leur personnalité lorsque ces derniers perdent la souplesse et la communion de leur corps. La partition remplace le corps, ou mieux, elle le décuple, le rend invincible.

Ce potentiel magique que détient la musique est d'autant plus effectif que de cette fusion des corps dessinateur/pianiste (un autre monstre hybride !) naît aussi une fusion des temps (le rythme des traits du dessinateur avec le rythme des notes du pianiste). Et, force est d'admettre que, dans cette scène, la musique fixe et donc immortalise clairement l'acte de créer en l'imprimant définitivement sur la pellicule, comme une signature. Or, la signature (c'est-à-dire le refus de disparaître) est au coeur de cette scène puisque les mains en gros plans sont celles de Cameron et celles qu'on visualise grâce au piano sont celles de Horner en personne, qui, comme le cinéaste avec ses caméras, est réputé pour interpréter lui-même au clavier ses propres images musicales. Les deux créateurs mettent un point d'honneur à ne pas se laisser noyer dans l'immense entreprise dans laquelle ils se sont embarqués, tout comme Rose et Jack. James Horner parle ainsi de son duo avec James Cameron :

Nous nous sommes vus un jour sur deux pendant trois, quatre, cinq mois. J'ai probablement collaboré plus étroitement avec lui sur ce film que n'importe qui d'autre, y compris ses monteurs, parce qu'il s'est occupé lui-même du montage, et ses cameramen, il a joué les cameramen sur les deux-tiers du film.


Cette scène du portrait
résume vraiment "Titanic" de
James Cameron : la recherche
de l'éternité.

Le plus frappant dans cette scène du portrait reste tout de même le gros plan sonore de l'horloge luxueuse de la pièce. Très présente, si l'on peut dire, cette horloge en devient presque oppressante, elle symbolise bien ce que Samuel Beckett appelait "l'éteignoir", la monotonie rythmique du Temps qui ride progressivement le corps. Lorsque la partition (qui est un peu l'antre de l'antre) vient s'imprégner dans le film comme de l'encre, elle finit par s'y fixer comme une ancre, le son de l'horloge disparaissant progressivement jusqu'à ce que le piano accapare tout l'espace sonore du film. La musique dépasse alors non seulement le corps, mais aussi le Temps (de la même manière, le dessin de Jack traverse les âges). Cette scène du portrait résume vraiment "Titanic" de James Cameron : la recherche de l'éternité.

3) une musique "salvatrice"

S'il n'a pas utilisé de traditionnels, et hollywoodiens, leitmotivs pour chacun des protagonistes du film, James Horner a employé plusieurs fois les mêmes types d'instrument pour symboliser une entité importante de l'histoire, le piano pour Jack, les voix pour le paquebot (qui, faut-il le dire, est un protagoniste à part entière du film) ou la flûte pour Rose. Ainsi, les mélodies principales du film sont interprétées par tous les instruments à un moment ou un autre. C'est bel et bien le corps de l'instrument qui est mis en avant dans cette partition, elle acquiert ainsi une plus grande animalité en même temps qu'une plus grande subtilité.

Jim [James Cameron - AT] n'a pas fait appel à moi pour avoir un thème pour Jack, un thème du bateau, un thème pour Rose, un thème pour le méchant. Comme Ennio Morricone, ma conception du leitmotiv est axé sur la scène et non sur les personnages comme pour Star Wars. Quand Morricone écrit un thème pour The Good, the Bad and the Ugly, le thème est identique pour les trois personnages. C'est cela "Titanic". Idem pour Once Upon a Time in the West. A Hollywood, les gens sont un peu obtus sur ce genre d'approche de la musique.

C'est sur la présence remarquée de la flûte que nous voudrions conclure notre traversée du film. La flûte employée dans "Titanic" s'appelle en réalité une "whistle" (en anglais, le même terme désigne également le "sifflet"). Cette whistle (un instrument créé par les irlandais, comme le Titanic) accompagne Rose pendant toute l'épopée et nous fait poser la question suivante : pourquoi Horner a-t-il choisi une flûte plutôt qu'un autre instrument ? Nous pourrions y voir la teneur symbolique de la flûte qui est l'instrument par excellence des contes et de l'onirisme. Cette hypothèse nous pousserait à penser que Rose est peut-être tout simplement une gentille grand-mère qui nous raconte une histoire qu'elle aurait inventée de toute pièce. Rose est centenaire comme le cinéma, elle peut donc parfaitement incarner le monde de l'imaginaire, du "non-corps" donc (d'ailleurs, c'est le cas : elle est un personnage de fiction, elle ne fait pas partie de la vérité historique). La flûte peut aussi symboliser la fécondité, thème qui est au coeur de "Titanic" puisque l'idée de la naissance y est très présente. Sans compter que Rose, dans le film, perd sa virginité et devient une femme, matrice du monde.

Cela dit, il nous semble que pour bien saisir l'intérêt du choix de cet instrument, il faut retourner à sa source : le vent. La flûte fait partie des instruments à vent. Or, Rose est sauvée par un sifflet. Après la mort de Jack dans l'eau glacée de l'océan, Rose entend un marin demander en hurlant au milieu des cadavres flottants s'il y a encore quelqu'un de vivant. Rose, à bout de force et sans voix ne parvient pas à se faire entendre. Elle se déplace alors avec difficulté vers un homme gelé et mort qui porte dans sa bouche un sifflet. Rose s'en saisit dans un dernier effort et souffle aussi fort qu'elle le peut pour être entendue et sauvée. C'est l'aboutissement magnifique de l'initiation de Rose et des spectateurs. La flûte (le sifflet) est l'outil qui permet de dépasser notre corps limité. Cette scène culminante est un hommage à notre rapport vital à l'art en ce qu'il est indispensable à notre corps, parce qu'il en est son prolongement, son dépassement. Mais, James Cameron nous dit aussi qu'il n'y a pas d'art sans corps (et pas d'art sans le questionnement des limites), pas de création sans la souffrance du corps, pas de film sans mêler et démêler les sens.

CONCLUSION

Bon nombre d'intellectuels ont attaqué "Titanic" parce qu'il s'agirait selon eux d'un film trop superficiel, "trop en surface" (alors qu'il n'est que profondeur audio-visuelle). Ils ont trouvé que les personnages manquaient de profondeur psychologique (alors qu'ils sont tous symboliques), que le discours de Cameron sur les classes sociales était manichéen (alors que le film traite de l'excès et de la duplicité) et ils ont conclu que ce film était académique donc impersonnel (alors que Cameron est "là", présent dans chaque plan). Ce que peu ont mentionné, c'est la force physique de ce film, son niveau simplement sensoriel, comme au temps des films muets. Cette dimension de la sensation dans le septième art beaucoup la dénigre ou l'occulte au profit de considérations philosophiques menant involontairement à réfuter l'essence même du cinéma. Si "Titanic" commence sur des images de films muets, ce n'est pas un hasard ; d'autant que cette introduction fait écho à l'autre grand film de paquebot, "E La Nave Va" de Federico Fellini (1984), qui commen�ait de la même manière, en hommage aux premiers souffles d'un art naissant. Le film de Cameron est un peu le double antithétique du film de Fellini, mais les deux oeuvres fusionnent dans une même direction : le cinéma est avant tout audiovisuel (le film de Fellini étant également très musical) et, donc, fondamentalement sensoriel.

Stanley Kubrick défendait sans cesse une approche du cinéma qui exigerait de faire appel d'abord à l'animalité, l'irrationnalité et l'inconscient du spectateur avant son intellect (le sensoriel, de toutes fa�ons, menant à la signification), d'o� la puissance d'évocation de ses oeuvres démesurées. Si Cameron n'a pas le pessimisme ou la méchanceté d'un Kubrick, il possède cette qualité rare qui consiste à s'adresser directement, physiquement, au spectateur. C'est cela "Titanic", une expérience sensorielle, voire parfois sensuelle, presque non-verbale (en ce sens, il est absurde de critiquer la qualité des dialogues du film - qui ne sont d'ailleurs pas si incohérents, on l'a vu dans cette analyse) qui permet une osmose entre les spectateurs et le film. Sur l'affiche de "Titanic", on pouvait lire en dessous du couple Leonardo DiCaprio-Kate Winslet : " Rien ne pouvait les séparer ". En fait, cette phrase est emblématique du film à plus d'un titre : dans "Titanic", tout ce qui est double ou opposé finit par se confronter et se mêler (Cameron est un Symboliste). Nous sommes liés aux interprètes, tout comme sont mélangés l'image et le son, l'intime et le démesuré, le ciel et la mer, le passé et le présent.

"Titanic" est une belle le�on d'ouverture et nous rappelle avec brio que dans un grand film, tout s'enchevêtre : chaque élément se transfigure pour devenir l'Autre. Il montre le cinéma comme un lieu de transferts et d'interdits, o� les sons deviennent des couleurs et les images des mélodies. Arthur Rimbaud, qui prônait avant tout le dérèglement des sens, a écrit : " Elle est retrouvée ! Quoi ? L'Eternité. C'est la mer mêlée avec le soleil." Aujourd'hui, les vrais cinéphiles (ceux pour qui l'ouïe est aussi essentielle que la vue) pourraient affirmer haut et fort : "Il est retrouvé ! Quoi ? Le Cinéma. C'est le son mêlé avec la lumière."

Alexandre Tylski

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