Bilans et perspectives

Un bilan prestigieux …

EN GRANDE-BRETAGNE, la t�l�vision priv�e repose sur un paradoxe : elle offre des programmes � la hauteur des missions d'un service public tout en b�n�ficiant d'un large march� publicitaire. S'appuyant sur ce paradoxe, Channel 4 a pu assumer pendant douze ans une active politique cin�matographique lou�e ou d�cri�e selon les points de vue. Aujourd'hui, l'introduction de l'esprit de concurrence dans le secteur t�l�visuel menace la qualit� de cette t�l�vision, menace la coh�rence et le professionnalisme des r�seaux publics et priv�s. Contrecoup de la concurrence, les cha�nes repositionnent leurs programmes sur le divertissement, ralentissant ou stoppant les investissements cin�matographiques. Et Nicolas Fraser, responsable � Channel 4 de d�clarer :

Notre statut nous impose d'innover : le Parlement a souhait� que nous incarnions le modernisme. Mais comment innover dans un secteur qui bouge tout le temps ? La t�l�vision est une machine � consommer la nouveaut�. Elle l'apprivoise, la r�cup�re en lui enlevant tr�s vite tout son aspect cr�atif et surprenant. Nous avons �t� pill�s, rattrap�s, plagi�s. Qu'allons-nous encore pouvoir trouver ?

En 10 ans, le d�partement Film on Four a produit 248 films � raison de 4000 � 5000 sc�narios �tudi�s chaque ann�e et a contribu� (investissements, pr�-ventes t�l�visuelles) � plus de la moiti� des films repr�sentatifs en Grande-Bretagne pour cette d�cennie.

Une production �clectique

La production cin�matographique de Channel 4 couvre tous les genres : le film fantastique — "The Company of Wolves" ("La compagnie des loups", Neil Jordan) —, le classicisme — "A Room with a View" ("Chambre avec vue", James Ivory) —, le film d'illustration tr�s visuel mais supportant mal les limites du petit �cran — "The Draughtsman's Contract" ("Meurtre dans un Jardin Anglais", Peter Greenaway) — et bien s�r la satire sociale et politique, les com�dies noires de Stephen Frears  —"Walter", "Prick up your ears", "My Beautiful Laundrette", etc. — ou de Mike Newell  —"Dance with a Stranger", "The Good Father" —. Une liste impressionnante que David Aukin, responsable des fictions de la cha�ne relativise face � l'afflux de projets en qu�te de financement : � Mon boulot est de dire non �.

Une p�pini�re de talents

La cha�ne priv�e a soutenu des r�alisateurs confirm�s comme John Huston ou Wim Wenders mais elle s'est surtout attach�e � r�v�ler de jeunes talents tant dans la r�alisation que le sc�nario (Chris Menges, Philip Ridley, Neil Jordan, Ian Softley, Mike Leigh, Mike Newell, David Leland, Terence Davies, …). Un laboratoire bouillonnant qui selon les dires de Stephen Frears a permis � de nombreux artistes de trouver leur voie.

Une avalanche de r�compenses

Au cours de cette d�cennie , les r�compenses se sont succ�d�es pour les productions marqu�es du sceau Channel 4 avec une apog�e en 1992-1993. 1992 : trois Oscars pour "Howard's End" de James Ivory et un Oscar pour le sc�nario de "The Crying Game" par Neil Jordan. 1993 : une s�lection au Festival de Cannes de quatre films produits ou co-produits par la cha�ne : "Raining Stones" de Ken Loach, "Naked" de Mike Leigh, "Friends" d'Elaine Proctor et "The Baby of M�con" de Peter Greenaway. Au-del� de l'impact m�diatique, ces r�compenses sont pour Channel 4 la reconnaissance de son action de sauvetage d'un cin�ma national tr�s affaibli.

Les ann�es 80 ont effectivement vu l'industrie cin�matographique britannique affam�e, battue au-del� du bon sens et raccord�e � une ligne de vie appel�e Channel 4

(Duncan Petrie)

… mais des objectifs pas toujours atteints

Une remise en cause de la politique des premiers films

Une d�claration de David Aukin en 1993 r�sume la situation : � Chaque film est singulier, notre vocation serait plut�t d'aider les jeunes auteurs mais la situation g�n�rale est tellement difficile que nous devons continuer � soutenir les cin�astes confirm�s �. Les derni�res productions de la p�pini�re Channel 4 ont �t� moins bien accueillies par le public. L'�chec de "Young Soul Rebels" (Isaac Julien), "Blonde Fist" ou encore "Bad Behaviour" ont amen� la cha�ne � ralentir ses activit�s de production et � se tourner vers des valeurs s�res comme Derek Jarman, Terence Davies ou Ken Loach.

Sorties en salle + passage t�l�vis�

Contrairement au principe �nonc� � la cr�ation de Film on Four, la contre-chronologie sortie en salles puis diffusion t�l�vis�e n'a pas toujours �t� appliqu�e : les premi�res productions du d�partement ("Walter" de Stephen Frears ; "P'Tang, Yang, Kipperbang" de Michael Apted) ont vu leur sortie en salles deux ans apr�s leur diffusion sur le petit �cran.

Des d�tracteurs et des d�fenseurs

Des d�tracteurs ou l'antagonisme T�l�vision/Cin�ma

La politique de production cin�matographique men�e par Channel 4 et David Rose est principalement accus�e :

  • d'acc�l�rer la d�sertification des salles puisque � terme les films produits passeront sur le petit �cran ;
  • en achetant les droits de diffusion ou en finan�ant la production en amont, d'influencer sournoisement la cr�ation en fournissant des produits hybrides r�pondant � la fois aux exigences du cin�ma et de la t�l�vision. Pour Don Boyd cette politique est la base d'un mod�le �conomique et esth�tique qui nivelle par le bas le profil du cin�ma britannique en le tirant vers la dramatique t�l�vis�e � message. En outre, elle accentue la confusion des genres puisqu'il n'existe pas en Grande-Bretagne de distinctions l�gales ou morales entre films de cin�ma et films de t�l�vision. En 1992, 17 films de long m�trage ont �t� produits et environ une centaine de films pour la t�l�vision dont certains sont sortis au cin�ma puisque des compagnies de t�l�vision (Channel4, BBC, ITV) ont acc�s aux salles.

Pour Daniel Toscan du Plantier, une telle familiarit� entre les deux genres est dangereuse : � […] Il n'y a pas de rapport de force, parce qu'il n'y a plus de diff�rence entre t�l�vision et cin�ma. Chez nous, on s'engeule. Si on s'engueule, c'est qu'on est vivant. � De plus le d�veloppement parall�le et anarchique de petites maisons de production ind�pendantes — s'il est un facteur de cr�ativit�, de renouvellement de la production — accentue le manque de stabilit� du secteur (d�pendant de la life-line t�l�visuelle) et son impossibilit� � garantir un niveau �gal de qualit� dans ses productions.

Des d�fenseurs ou l'�mergence d'une nouvelle �conomie du film

Aux arguments oppos�s ci-dessus � l'intervention de Channel 4 dans le secteur cin�matographique, les commentateurs r�torquent :

  • en Grande-Bretagne, l'offre de films est trop r�duite pour qu'une cha�ne de t�l�vision puisse peser sur la fr�quentation des salles ;
  • Pour Colin McCabe la traditionnelle opposition cin�ma/t�l�vision est obsol�te : � Pour le dire cr�ment, si vous prenez n'importe quel travail de fiction fait pour la t�l�vision que vous consid�rez avoir du m�rite et le projetez au cin�ma, il gagnera une certaine force dans cette projection. Inversement, presque tout film qui marche au cin�ma fonctionnera � la t�l�vision. Par cons�quent mon propos n'est pas de nier les diff�rences entre film et t�l�vision mais de nier toutes oppositions ou hi�rarchies absolues. �
  • une nouvelle �conomie se met en place, une �volution radicale de la commercialisation des films que l'analyste des m�dia Jeremy Turnstall r�sume par la formule � le cin�ma est mort, vive le film �.

>Autrement dit, il y a crise de l'exploitation en salles mais non crise de la consommation de films dont l'environnement, les ancillary markets (les d�bouch�s secondaires) ne cessent de cro�tre : l'exploitation d'un film en salle n'est plus qu'un moment de sa commercialisation, son parcours se poursuivra sur les circuits hertziens, les r�seaux c�bl�s (pr�s de 2000 par an pour les cha�nes anglaises plus un millier pour la cha�ne satellite BskyB) et sur le march� en plein boom des vid�ocassettes (un milliard de livres de recettes pour l'ann�e 1992). Ainsi, le film "Emerald Forest" ("La for�t d'�meraude", John Boorman) a gagn� presque autant d'argent (24 millions de dollars) avec les cassettes qu'avec l'exploitation en salles (20 millions de dollars). Cette exploitation t�l�visuelle a conf�r� au film une dur�e de vie quasi-illimit�e, un d�lai d'amortissement plus grand et une vraie valeur patrimoniale. D�sormais, le film se vend, se loue. Pour Alan Jones : � C'est cette �volution fatale que Channel 4 a su voir et exploiter tout en r�ussissant paradoxalement � la dissimuler, au moins pendant la d�cennie qui vient de s'�couler. �

Un �quilibre menac� ?

D�s 1988, madame Margaret Thatcher a souhait� l'introduction de la concurrence dans le secteur t�l�visuel britannique. � Un Blietzkrieg conservateur � (Antoine Perraud) que Nicolas Fraser, haut responsable de Channel 4 d�plore : � Mrs Thatcher voulait en finir avec l'absence de comp�tition du secteur audiovisuel. Dommage : c'est le seul domaine o� la stagnation commerciale produit des effets remarquables �. Cette lib�ralisation du secteur devait se traduire :

  • par le projet de cr�ation d'une cinqui�me cha�ne priv�e, Channel 5 ;
  • par la volont�, d�s 1996 de remanier le statut de la BBC en finan�ant cet organisme par la publicit� et non plus par la redevance ; d'ici cette �ch�ance, la v�n�rable Beeb devant commencer � rechercher un financement aupr�s de sponsors ;
  • par la suppression des pouvoirs de l'Independent Broadcosting Authority (IBA) ;
  • par la remise en cause du financement de Channel 4 par une r�duction puis une suppression de la m�diation de l'Independent Television (ITV) ce qui obligera la cha�ne � assurer elle-m�me son financement par la publicit� ;
  • par le d�mant�lement du r�seau Independent Television (ITV) en 1991 gr�ce � une proc�dure de mise aux ench�res des franchises des diff�rentes stations (franchises renouvel�es tous les dix ans) ainsi que la vente � 51% � des investisseurs �trangers de l'Independent Television News (ITN).

Ces projets, formalis�s dans un Broadcosting Act, eurent pour principales cons�quences l'arr�t des investissements t�l�visuels dans la production cin�matographique. Premi�rement, dans le cadre de la proc�dure de mise aux ench�res des franchises d'ITV, chaque repreneur �ventuel devait remettre une enveloppe scell�e contenant la somme qu'il �tait pr�t � verser � l'�tat ainsi qu'une grille d�taill�e de programmes sur dix ans mais il ignorait s'il avait un ou des concurrents et le montant de leur offre. Avec pour cons�quences :

  • le blocage de sommes �normes pour se positionner dans la course au d�triment de la production cin�matographique ;
  • La disparition du paysage audiovisuel de quatre cha�nes les plus connues : Thames TV, TV AM, TVS et TSW respectivement remplac�es par Carlton Sunrise, Meridian, West Country TV soit la suppression d'environ 2200 emplois pour les cha�nes �vinc�es.

Deuxi�mement, la n�cessit� pour Channel 4 de se rapprocher de ses annonceurs et � terme restreindre sa libert� d'action dans la production cin�matographique. Le poids de la logique commerciale commence � se faire sentir : la cha�ne, jadis exp�rimentale  qui plafonnait � 4% d'audience, adopte une programmation visant � maintenir d'importantes r�serves d'audience (culminant actuellement � 14%, son P.D.G Michael Grade vise les 17% pour les ann�es � venir) � l'aide de s�ries am�ricaines, de talk shows et rogne ses documentaires pour le passage de la publicit�.

Colin McCabe d�nonce : � Il (le gouvernement britannique) a permis � Channel 4 d'amorcer un retrait sans remord du service public : le syst�me de subsides qu'il avait cr�� par accident est maintenant en passe d'�tre d�truit avec un �gal manque d'attention �. Ce bouleversement dans le positionnement des cha�nes publics et priv�es a frapp� de plein fouet le secteur cin�matographique notamment celui des films � petits budgets laissant une industrie exsangue :

Les niveaux de production ont plong� � des profondeurs d�courageantes, les compagnies ont de plus en plus de mal � survivre et la ligne de sauvetage fournie par l'argent de la t�l�vision, si importante dans les ann�es 80, commence � appara�tre moins s�re.

(Duncan Petrie)

Notre cha�ne poss�de le savoir-faire et les talents pour r�soudre cette quadrature du cercle : concilier concurrence financi�re et int�grit� �ditoriale.

(Richard Attenborough)

Il faudra que l'enfant terrible de l'audiovisuel britannique surmonte ces imp�ratifs �conomiques pour que survive un cin�ma national. Comment ? En restant fid�le aux atouts qui par le pass� ont fait son succ�s : le pluralisme, la provocation, l'ouverture sur l'�tranger avec des productions europ�ennes mais aussi am�ricaines et enfin l'innovation. Pour Nicolas Fraser, responsable des achats et des projets europ�ens : � Channel 4 doit survivre �.

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