Peeping Tom

LE VOYEUR
de Michael Powell
1960 - 1h49 - GB ("Peeping-Tom")
avec : Karlheinz B�hm,
Anna Massey,
Maxine Audley,
Moira Shearer
scénario : Leo Marks
musique : Brian Easdale
photo : Otto Heller
montage : Noreen Ackland

Mise en abyme visuelle et sonore dans "Le voyeur"

Avertissement : au long de cette analyse, je révélerai l'intrigue du film. Si vous n'avez pas vu ce film, et souhaitez le voir, il est sans doute préférable que vous ne lisiez pas cet article.

LONGTEMPS collaborateur avec Emeric Pressburger, Michael Powell, cinéaste anglais né en 1905, a touché à presque tous les genres (et cela se ressent dans "Le Voyeur") : le film policier ("L'Espion noir", 1939), le film fantastique ("Le Voleur de Bagdad", 1940), le mélodrame ("Le Narcisse noir", 1947), ou la comédie musicale ("Les Chaussons rouges", 1948). Un grand cinéaste aussi intéressé par l'image que par le son, mais qui reste, hélas, trop peu connu et reconnu même si ses films commencent à obtenir une certaine reconnaissance ces dernières années, grâce, par exemple, à l'initiative de Bertrand Tavernier qui a écrit, notamment, la préface de la version française de l'autobiographie de Powell, Une vie dans la cinéma. Le cinéaste français aborde à un moment la sortie du film "Le Voyeur" :

Powell a été rayé de la carte, mis sur une liste noire depuis "Le Voyeur", tant avait été violent et injurieux l'accueil critique : "abject", " ignoble" sont les qualificatifs les plus mesurés. (...) Cela brisa sa carrière.

Voici l'histoire. Mark Lewis est un jeune homme mystérieux qui s'occupe des prises de vue pour le cinéma et prend en photographie des prostituées durant son temps libre. Son père, un homme de science, lui a fait subir pendant toute son enfance divers tests psychologiques destinés à observer ses réactions face à certaines situations filmant, à tous moments, la peur de son fils. Adulte, Mark poursuit le travail de son père maintenant décédé et espionne les gens à travers sa caméra. Il va jusqu'à assassiner des femmes pour pouvoir saisir les images de leur angoisse au moment de la mort. Il se lie, parallèlement, avec Helen, une jeune femme louant une des chambres de la maison dont il est propriétaire. Celle-ci, évoquant sans doute pour lui l'image de sa mère, est épargnée et découvre l'horrible vérité sur Mark qui finit par se donner la mort de la même manière qu'il tuait ses victimes.

Peeping Tom : pied de caméra


le pied de la caméra
est un authentique
substitut phallique



Michael Powell et Mark Lewis ont un point commun essentiel : ils sont tous deux obsédés par l'image. C'est sans doute la raison pour laquelle Powell filme continuellement la caméra de Mark elle- même filmant Powell, et le spectateur, chacun devenant voyeur et s'identifiant à l'autre. Nous voyons même, parfois, ce que filme le tueur, en caméra subjective. Le premier plan du film est le gros plan d'un oeil qui dénote une certaine démence, mais ce n'est pas un "regard" (Powell ne filme qu'un seul oeil, celui sans doute utilisé pour le viseur d'une caméra ou d'un appareil photo). D'entrée, Powell nous prévient qu'il va mettre en scène un protagoniste déséquilibré et "coupé en deux" (qui n'a, symboliquement, pas deux yeux, mais un seul oeil), qui ne peut exister et être ému qu'à travers cet oeil-là. Un oeil spectateur de son propre voyeurisme.

"Le Voyeur" est un film qui s'attache donc à mettre en lumière une déchirure ou disons une malformation. Mark Lewis a bien deux yeux comme n'importe qui, mais il est, dans l'abstrait, ni plus ni moins qu'un cyclope. Sa toute première apparition dans le champ de la caméra (celle de Powell) est en fait la caméra de Mark qui cache son visage derrière, puis à la suite d'une question d'un homme dans la rue (en hors-champ), Mark décolle son oeil du viseur, baisse sa caméra et son visage apparaît enfin : il a un visage presque doux qui n'a rien d'un tueur. L'image qu'on se faisait de lui n'était pas la bonne : Powell nous avertit que les images à venir, ou l'Image plus généralement, sont trompeuses et manipulatrices. La caméra de Mark, donc, se substitue à Mark lui-même au long de l'histoire et notamment lors des scènes de meurtre où le pied de la caméra (qui sert de lame) est un authentique substitut phallique (utiliser ce pied de caméra est la seule pénétration dont il est capable).

un gros plan sonore
en équivalence à
un gros plan visuel



Mark est cyclope mais aussi muet. Il sait parler comme tout le monde, mais reste souvent cloisonné dans le silence, ne pouvant exprimer ses émotions qu'à l'aide de sa caméra, ou de l'écran sur lequel il projette ses films et ses fantasmes. Fait rarissime : les cinq premières minutes de ce film montrent la présence du personnage central sans que celui-ci ne profère un seul mot. Pour combler l'absence d'affectivité, Powell trouve des astuces. La musique de Brian Easdale (fidèle collaborateur du cinéaste) est une de ces astuces et sert un peu de "stream of consciousness". A l'exception de la première image et de la scène finale, Easdale utilise à chaque fois un simple solo de piano. Ce piano accentue l'image et "sonne" de la même manière qu'un piano accompagnant un film muet. D'ailleurs, le générique d'ouverture du film, également accompagné par ce piano, montre un écran diffusant des images en noir et blanc sans le son, comme au temps des films muets.

Il y a quelque chose de profondément archa�que et démodé dans ce solo de piano qui parcourt tout le film, mais c'est justement l'idée : symboliser le passé (et revenir aux sources du cinéma car ce film tente d'en donner une définition) expliquant les troubles de Mark Lewis (notons ici que le scénariste du film se nomme Leo Marks). De plus, Powell accorde une grande importance à la présence du piano, qui est de loin le son le plus mis en valeur, voire, parfois, le seul, d'où cette idée d'un accompagnement digne du muet donnant au spectateur l'illusion de "voir" véritablement le pianiste non loin d'eux, dans la salle, ou en tout cas ses doigts. Cette impression apporte un relief, une profondeur de champ (ligne directrice de la mise en scène de Powell dans ce film puisque la profondeur de champ est une expression parfaite du voyeurisme), une autre mise en abyme au film, le pianiste devenant un double de Mark. Le pianiste est d'autant plus son "double" que l'instrument même du piano donne une impression tactile, concrète et artisanale, comme le travail de Mark qui se réfère beaucoup au toucher.

Dans la scène du second meurtre, on peut entendre une seule note jouée à chaque fois que Mark (qui reste à ce moment-là aussi hors-champ que le pianiste) allume un projecteur de plateau, le pianiste ayant alors le même type de "doigté" que Mark. Une note pour un projecteur allumé, qui est filmé en gros plan. Autrement dit : un gros plan sonore en équivalence à un gros plan visuel. Cette impression tactile du piano dans un film, François Truffaut en a très bien parlé dans Un siècle de cinéma de Tay Garnett :

Peeping Tom : femme a terre

Ma deuxième règle est de refuser les solos d'instrument trop faciles à identifier ou à visualiser sur les images du film comme le piano, car j'ai peur que le spectateur, par-dessus les images du film, surrimpressionne dans son esprit les doigts du pianiste.

C'est exactement ce qui se passe dans "Le Voyeur" et c'est tant mieux pour l'éfficacité des scènes accompagnées par le pianiste. Il se tisse subtilement au-delà de l'image, d'autres images encore, comme une présence démoniaque qui vient hanter le film (tel le spectre d'un père disparu). Le piano exprime du "concret" donc, mais il est aussi un moyen de scruter la folie de Mark puisque ce solo est souvent interprété de manière chaotique et furtive (tels les pas furtifs de Mark) et annonce souvent au spectateur qu'il a soudainement des pulsions de meurtre grâce au leitmotiv de ce piano posé dès la première scène. C'est un film plus sonore que nous pouvons le penser, a priori.

Le son a autant d'importance que l'image. j'en veux pour preuve la présence de la femme aveugle qui parvient à sentir la présence de Mark et qui sent que celui-ci est tourmenté à travers ses pas furtifs (ou ses battements de coeur que nous pouvons entendre parfaitement dans une scène). Elle devine même l'architecture de la chambre noire de Mark à travers les trajectoires sonores sur le plancher. La traitement sonore de la chambre noire est à ce propos très bien travaillé, notamment l'utilisation des gouttes d'eau telle une caverne (qui représente une sorte de régression intra-utérine). Ce protagoniste de l'aveugle est probablement une référence à l'aveugle dans le chef-d'oeuvre de Fritz Lang, "M, le Maudit", qui détient aussi la vérité grâce à un hors-champ sonore, sauf qu'ici, il ne s'agit pas du thème de Peer Gynt, mais des pas furtifs de Mark.

Elle fait comprendre à Mark qu'il sait peut-être maîtrisé l'image mais pas le son. Fait qui va se révéler être inexact puisque nous apprenons que Mark pouvait entendre chacune des pièces de la maison où vivent les différents locataires grâce à l'installation de micros cachés par son père qui servaient à enregistrer les cris de son fils autrefois. Le film se termine d'ailleurs sur des hurlements, ainsi que la voix du père tyrannique (voix de Powell en personne) sur une bobine d'enregistrement, une trace sonore indélébile mais aussi une pièce à conviction et un hors-champ traumatisant. Et le film de se conclure sur la voix de Mark enfant (celle du fils de Powell, d'où une nouvelle mise en abyme plutôt troublante), comme un retour, une boucle bouclée, une tragédie qui s'achève. Nous sommes aussi passés du film muet (au début) au film parlant (à la fin), et entre deux Powell disséque les mécanismes du 7ème Art.



"Le Voyeur", dans sa
structure même,
est tout à fait musical
puisqu'il est construit
comme un vrai crescendo.

Notons que "Le Voyeur", dans sa structure même, est tout à fait musical puisqu'il est construit comme un vrai crescendo. Il y a une gradation logique dans les meurtres, ces derniers devenant de plus en plus élaborés (Powell nous dit sans doute ici que les films à travers les décennies sont de plus en plus condamnés à la surrenchère). Le premier meurtre montre une prostituée (qui est une pale copie de la Femme) dans la chambre de celle-ci que le tueur n'a pas, au préalable, "arrangée". En revanche, le deuxième meutre est bien plus sophistiqué : l'assassinat d'une doublure d'actrice, représentation parfaite de l'image. Mark, lui, prépare les projecteurs du plateau et dirige les gestes, le regard et la position de la victime comme un vrai metteur en scène (ce qu'il aspire à devenir, mais ce qu'il est déjà).

Tuer ne l'intéresse pas, mais c'est vraiment l'image, les rituels de la mise en scène (voire dans certains cas, le montage) qui le passionnent (ce qui semble beaucoup amusé Powell visiblement). Le troisième meurtre se déroule dans un autre studio, celui dans lequel il fait des photographies de prostituées, qu'il met en relation avec un plan d'horloge et la plongée sur un policier qui le suivait. Cela dit, c'est un meurtre dont on ne voit pas l'aboutissement, coupé par un fondu au noir avant le meurtre lui-même, surprenant le spectateur à sa propre frustration puisqu'il doit regretter de ne pas voir l'assassinat. Ce fondu au noir rend certainement plus morbide ce meurtre que les deux précédents car Powell nous fait deviner le meurtre. Mise en abyme qui nous rend tout aussi coupables que les scénarios meurtriers de Mark. C'est aussi un moyen d'évoquer une certaine idée du cinéma : suggérer au lieu de montrer cruellement.

Powell met à plat différentes manières de filmer un meurtre au cinéma et propose sans doute celle qui préfère dans l'ultime assassinat, en véritable climax, qui met en scène la propre mort de Mark (on voit clairement Mark se trouer le cou avec la lame de sa caméra sans aucune coupe pudique). La gradation est logique. La vie de Mark est une longue projection inachevée auquel il met un terme. Il n'a existé, en tant qu'individu, qu'à travers les films que tournait son père (le père du cinéma ?). Désormais, il trouvera la sérénité dans l'obscurité.

Peeping Tom : ahhhh

- Ouvrez la bouche et
dites "ah", s'il vous plait.

Il faut en effet dire que "Le Voyeur" transgresse les lois en terme de lumière, tout comme Mark, car non seulement Powell prend soin de montrer plusieurs fois l'ombre de sa caméra et celle du perchiste sur le décor ou le visage des interprètes (une mise en abyme morbide à bien y réfléchir), mais aussi parce que la lumière dans ce film est synonyme de terreur (la lumière que voient les victimes avant de mourir) alors que l'obscurité est plus rassurante et protectrice (Mark laisse Helen, sa seule aime, dans le noir à la fin pour ne pas lire de la peur sur son visage et la protéger de ses pulsions meurtrières). Et l'obscurité absolue et salvatrice, Mark la trouvera dans la mort puisque l'image (la lumière) n'est pour lui que souffrance (les expériences atroces de son père). C'est d'ailleurs ce qui explique qu'il ne conçoit l'image que comme telle, d'où son besoin de filmer la souffrance et rien d'autre. Se tisse alors un discours sur le cinéma : il faut aussi montrer l'inavouable.

"Le Voyeur" est pour moi un film essentiel du Cinéma de par son traitement de la dichotomie même du cinéma : le son et l'image. Il traite aussi, et avec sincérité je trouve, de la place du cinéaste dans le monde et les frustrations que cela implique. Ce film est, encore une fois, très peu connu et il n'existe quasiment pas de critiques ou de documents le concernant. Cela dit, vous pouvez trouver, et nous finirons là-dessus, ces quelques mots de Michael Powell à propos de son film :

Je comprenais très bien ce technicien de l'émotion, qui ne peut approcher la vie que comme metteur en scène et en souffre atrocement, moi qui découpe et monte tout ce que je vois dans la rue.

Alexandre Tylski

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