Affiche

La mise en abyme
dans Mission : Impossible

Avertissement : au long de cette analyse, je révélerai l'intrigue du film. Si vous n'avez pas vu ce film, et souhaitez le voir, il est sans doute préférable que vous ne lisiez pas cet article.

ON VOIT souvent Brian De Palma comme un maître de la tension. Il est vrai que ses films se plaisent souvent à rendre la sensibilité du spectateur à fleur de peau, en tiraillant les personnages dans des situations difficiles et stressantes. Ces situations insoutenables, elles sont tantôt familiales ("Carrie", 1976 ; "Raising Cain", "L'esprit de Caïn", 1992) ou amoureuses ("Sisters", "Soeurs de sang", 1973 ; "Obsession", 1976), tantôt plus éthiques ("Casualties Of War ", "Outrage", 1989), ou encore politiques ("Blow Out ", 1981) ou sociales ("Scarface ", 1984 et "Carlito's Way", "L'impasse", 1993). En se basant sur ces tensions, souvent savamment installées, il construit des figures originales, des personnages forts - on se souvient d'Al Pacino dans "Scarface" et "Carlito's Way" - tout en respectant les lois du genre, comme il le fait si bien dans "The Untouchables" ("Les Incorruptibles", 1987).



Pourtant, à y regarder plus
attentivement, il y a dans
ses films un thème qui
revient avec une énorme
importance : VOIR

Pourtant, à y regarder plus attentivement, il y a dans ses films un thème qui revient avec une énorme importance : VOIR. Activité fondatrice du cinéma lui-même, que De Palma ne cessera de questionner, même dans ses films les plus spectaculaires, comme "Mission : Impossible" (1996), dont je tenterai ici d'analyser certains aspects. Ce thème, on le trouve dès ses premiers films, comme "Phantom Of The Paradise" (1974), surprenante comédie musicale où le héros n'a plus qu'un oeil valide, qui ressort atrocement dans le noir du masque qu'il porte. Mais surtout, il y a dans ce dernier film une scène étonnante : lorsque Winslow détruit les bandes vidéo de Swan, une alarme l'avertit et attire son regard vers un pupitre de contrôle comportant quatre écrans de surveillance, qu'un raccord présente comme vus en caméra subjective, identifiant le regard de Winslow à celui du spectateur. Le coup de génie réside ici dans l'image transmise par l'un de ces écrans : c'est celle du visage de Winslow, montré comme filmé par l'écran, comme dans un miroir, tandis qu'il regarde (et le spectateur avec lui).

Ainsi, le film est comme le miroir. Mais en un point essentiel il diffère du miroir primordial : bien que, comme en celui-ci, tout puisse venir se projeter, il est une chose, une seule, qui ne s'y reflète jamais : le corps propre du spectateur.(1)

C'est que toute vision est
une vision à distance, et que
cette distance est garante
de la jouissance du voyeur


Voici un principe fondamental que De Palma retourne, d'une certaine manière. Voir sans être vu, cet axiome créateur du cinéma est rendu caduque par le retour du regard de celui-là même qui voit. De Winslow au spectateur, il n'y a rien de plus qu'un glissement métonymique.

Cette mise en scène de l'activité voyeuriste, ou "scopique" pour prendre un terme plus neutre, traverse toute l'oeuvre de Brian De Palma. Le bureau de Tony Montana dans "Scarface" est meublé d'écrans de surveillance qui lui permettent de garder un oeil sur son domaine. "Carrie" tue en jetant un regard terrible, de même que Robin dans "The Fury" (1978). "Dressed to Kill" ("Pulsions", 1980) est une histoire de témoin oculaire (et "Blow Out" en est une variante : celle du témoin auriculaire - il faudra que j'y revienne à une autre occasion). "Body Double" (1984) en est une aussi, mais ce témoin est rendu impuissant par la distance voyeuriste qui est nécessaire à son activité et qu'il ne pourra franchir à temps, principe dont on verra qu'il s'applique aussi à "Mission : Impossible". C'est que toute vision est une vision à distance, et que cette distance est garante de la jouissance du voyeur.



Photo du film

- Passe-moi la manette, ca
fait 3 heures que tu joues !

Le voyeur a bien soin de maintenir une b�ance, un espace vide entre l'objet et l'oeil, l'objet et le corps propre : son regard cloue l'objet � bonne distance, comme chez ces spectateurs de cin�ma qui prennent garde � n'�tre ni trop pr�s, ni trop loin de l'�cran.(2)

Il y a une figure par laquelle De Palma excelle dans ce jeu du voir : l'écran composite. Cette figure, fort vague, englobe toute une série de cas où deux choses distinctes sont présentées, en même temps, sur la même image. Les moyens sont divers. Ils sont pro-filmiques (terme qui désigne ce qui est placé directement devant la caméra), par la construction de l'objet montré par l'image, grâce à l'élaboration d'un cadre doublant celui du film (cf. "Rear Window", "Fenêtre sur cour", Hitchcock), ou l'usage d'écrans seconds. Ils peuvent être aussi proprement filmiques, par des effets de montage tels que l'incrustation ou le split-screen (pas toujours faciles à distinguer, comme dans "Shoulder Arms", "Charlot Soldat", Charles Chaplin, 1918). Si je prétends que De Palma excelle dans l'utilisation, parfois assez singulière, de cette figure, c'est qu'il en use pour se jouer avec subtilité de la construction traditionnelle de l'image. Une image, c'est en principe un objet, un espace, un temps, un point de vue ; mais De Palma se refuse à la réduire à si peu (et pourtant tellement) et la découpe comme on découpe une séquence entière. Une séquence se compose généralement de plusieurs plans (à l'exception du plan-séquence), et un plan d'une image. En présentant deux images ou plus dans un plan, l'écran, le plan, se dépasse complètement. Nombreux sont les films où De Palma s'amuse à couper l'écran en morceaux. La séquence du bal dans "Carrie" est l'exemple le plus connu. "Sisters" contient aussi une longue séquence tout à fait remarquable, où l'on voit notamment le meurtre sous deux angles différents.

C'est essentiellement sur l'écran composite que je centrerai mon analyse, en prenant pour objet un film qui pourtant n'illustre pas son exploitation la plus spectaculaire : "Mission : Impossible". Ici, pas d'incrustation, pas de split screen, mais uniquement du pro-filmique - c'est à dire uniquement des choses qui se trouvent effectivement devant la caméra, et qui ne sont pas recomposées par après. Il y a chez De Palma des films qui en donnent des exemples plus poussés, je les ai déjà évoqués. Mon choix se justifie donc par plusieurs raisons. La première est que l'écran composite n'y est justement pas spectaculaire, mais se développe au contraire en douceur, naturellement, évitant ainsi la marginalité dans laquelle l'ont confinée certains exemples plus extrêmes. Elle en est donc plus intéressante à mettre en lumière. La seconde est que cette figure devient le principe même qui sous-tend toute la thématique du film, ce qui la rend d'autant plus fondamentale. Je tenterai de montrer que tout le film peut se ramener à l'admirable séquence du pré-générique. La dernière raison est d'ordre plus anecdotique : "Mission : Impossible" est un pur film de spectacle, à haute densité d'adrénaline et d'invraisemblance (un hélicoptère qui poursuit un TGV dans le tunnel sous la manche !), mais on aurait bien tort de le ramener à si peu, et de fermer les yeux sur toute la subtilité qu'il cache. Sucer la substantifique moelle, trouver le sens là où on l'attend le moins, c'est là mon intention.



Photo du film

Saleté de chasse d'eau !

On le sait, le film "Mission : Impossible" est inspiré de la célèbre série du même nom. Seul un personnage de la série originale a été conservé : Jim Phelps (Jon Voight), le chef de l'"Impossible Mission Force". Dans le film de De Palma, Phelps dirige une nouvelle équipe, menée par son bras droit : Ethan Hunt (Tom Cruise). On y trouve aussi sa femme, Claire (Emmanuelle Béart), Sarah (Kristin Scott-Thomas), Jack (Emilio Estevez) et Hannah (Ingeborga Dapkunaite). L'IMF est chargée par la CIA de filer un diplomate traître qui vole dans l'Ambassade de Prague une liste d'agents secrets en couverture à l'étranger. Durant cette mission, chaque membre de l'IMF se fait assassiner un à un. Seul Hunt survit. Il se retrouve alors accusé par la CIA d'être un traître, et, traqué (Hunt, en anglais, signifie chasse), essaie de doubler celle-ci. Suit alors une course effrénée à la poursuite de faux-semblants, que Hunt dévoile l'un après l'autre. Les faux-semblants, c'est là le leitmotiv du film, c'est sur celui-ci qu'il va entièrement se construire. C'est que tout film est par définition un simulacre, un faux-semblant...

Je me tiendrai ici à la séquence de la mission à Prague. C'est probablement la séquence la plus remarquable du film, et elle est l'occasion pour le réalisateur d'un exercice d'une grande virtuosité technique. Avant cette séquence, je m'attacherai à étudier le court pré-générique, scène formidable qui fixe tout le programme du film. Dans son contenu, comme dans son expression, cette scène annonce tout ce dont le film parlera.

Description : la caméra fait un travelling avant dans une petite pièce où se tiennent deux personnes, de dos, celle de droite se trouvant un peu en retrait par rapport à celle de gauche. Devant elles, on voit un moniteur de contrôle montrant l'image d'un homme portant un imperméable et la moustache, discutant avec vigueur avec un autre homme, assis et pleurant. La caméra vient resserrer l'image de l'écran. Durant cette scène, on comprend que l'homme pleurant a trouvé dans la pièce où il se trouve la jeune fille qui l'accompagnait, morte. L'autre homme dit vouloir l'aider, mais exige pour cela un nom. La scène alterne avec des vues, de face cette fois, de l'homme devant le moniteur, montrant des signes d'impatience. La femme derrière lui verse des gouttes dans un verre d'eau, puis disparaît. Elle réapparaît à l'écran de contrôle. L'homme a donné le nom, celui à la moustache propose de trinquer. Ils boivent, l'homme qui pleurait s'effondre. L'homme à la moustache surgit dans la pièce où se trouve le moniteur de contrôle, enlève son masque, révélant le visage d'Ethan Hunt, puis dit "virez-moi cette ordure". La caméra pénètre, pour la première fois dans la pièce, qui est alors démontée. On voit que la chambre n'était qu'un décor... de cinéma.



Photo du film

- Synchronisons nos
horloges atomiques. La
mienne indique 22h28.

Cette scène présente une imbrication de deux points de vue : à l'intérieur de l'écran second, on a une "ocularisation zéro", c'est-à-dire un point de vue externe, qui ne peut être rapproché du regard d'un personnage. Dans l'écran premier, on commence avec une ocularisation interne primaire, c'est-à-dire qu'on voit directement à travers les yeux d'un personnage. Ce point de vue est induit par les personnes "regardantes" se trouvant au premier plan. Ensuite on passe à une ocularisation interne secondaire : le regard est toujours celui d'un personnage, mais ce point de vue est construit par les raccords (plan de la personne "regardante", puis plan de ce qu'elle regarde, ici, cette personne étant Jack).

Les deux espaces ont un rapport assez malléable. L'espace de référence est la petite pièce où se trouve le moniteur. La chambre est au début dans un espace indéterminé, mais ce sont en tout cas des espaces disjoints, c'est-à-dire qu'ils sont séparés, et ne sont pas même contigus. Lorsqu'on voit la jeune femme qui avait préparé les boissons près du moniteur entrer le champ de l'écran second, ces deux espaces se rapprochent, et deviennent ainsi un peu plus contigus : on peut inférer qu'il y a une continuité entre eux. Puis, Ethan surgit dans la pièce de contrôle, par une porte aperçue à l'ouverture de la séquence. Il vient ainsi occuper le même espace que l'espace de référence. Il y a donc un jeu sur les espaces par deux images. Mais il faut remarquer que l'écran second - le moniteur - occupe l'espace couvert par l'image première, tout en représentant un espace initialement disjoint.

Tant qu'il ne voit que
l'image du moniteur, il
pense voir la réalité. Mais
lorsque ce simulacre est
levé, lorsqu'Ethan ôte son
masque, il pénètre dans
la pièce qui se révèle n'être
qu'un décor de cinéma.


En d'autres termes, c'est le simulacre de l'écran second qui avait maintenu disjoints des espaces contigus. Mais l'inverse est aussi vrai, puisque deux espaces disjoints sont présentés en même temps dans le même espace. Lorsque le simulacre est levé, les espaces se rejoignent, et les points de vue "s'aplanissent", on n'a plus qu'une ocularisation zéro sur la suite des événements (à l'exception de la réanimation de Claire, en ocularisation interne secondaire). Avant cela, tout était vu à travers le regard de Jack, regard non dupe (il appartient à l'IMF), mais dont la fonction est de duper le spectateur. Ainsi est fixé le programme du film : les personnages et le spectateur, confrontés aux simulacres, vont chasser les faux-semblants.

Le spectateur se voit ainsi duper par l'image d'une duperie (la mise en scène où l'IMF fait croire l'homme à la mort de la prosituée). Tant qu'il ne voit que l'image du moniteur, il pense voir la réalité. Mais lorsque ce simulacre est levé, lorsqu'Ethan ôte son masque, il pénètre dans la pièce qui se révèle n'être qu'un décor de cinéma.

Après le générique vient la scène de l'affectation de la mission. Jim Phelps se trouve dans un avion. Une hôtesse de l'air passe dans les rangs, et propose aux passagers de visionner un film de leur choix. L'hôtesse arrive chez Jim, et, après un dialogue singulier, choisit une cassette vidéo et la lui tend. Phelps introduit la cassette dans son magnétoscope particulier, et place le petit moniteur devant lui. Sur ce moniteur s'affichent les images de l'affectation d'une nouvelle mission pour l'IMF.

Ici, l'espace est fixe : les deux images (celle de Phelps dans l'avion et celle qu'il regarde) représentent deux espaces situés à des distances importantes.

En ce qui concerne les points de vue, on a une ocularisation zéro (point de vue externe) imbriquée dans une ocularisation interne secondaire (point de vue d'un personnage, construit par les raccords). L'image de l'écran second est en effet vue d'un point de vue totalement neutre.

Nous arrivons à Prague. L'IMF est réunie, et Jim fait le point sur l'opération. La prochaine scène où l'on voit un écran second est celle où Jack explique à Sarah le fonctionnement des lunettes-caméra Un plan fixe montre Jack et Sarah de profil, face à face. Entre eux, face à la caméra, l'écran d'un ordinateur montre une image mouvante. Jack explique à Sarah qu'une caméra est dissimulée dans les lunettes qu'elle porte. On comprend alors que l'image de l'écran second est celle filmée par la caméra des lunettes.

Ce plan est très subtil et réussi par sa composition. Ici, le rapport entre les deux images est fort différent de ce qu'on a vu jusqu'ici : dans les deux cas précédents, l'écran second donnait une image d'un autre référent que celle de l'écran premier. Dans le premier cas (prégénérique), les deux images étaient simultanées. Dans le second cas, elles étaient placées en parallèle. Ici, les deux images sont simultanées, mais représentent le même référent. On observe la même scène simultanément selon deux point de vue différents.



Photo du film

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Les espaces présentés par les deux images sont identiques. L'espace du plan est montré deux fois, en même temps, selon un point de vue différent. D'une certaine manière, l'écran second disjoint des espaces identiques, d'une manière similaire à ce qu'on a vu dans le prégénérique.

Jim annonce à Ethan que pour rentrer à l'ambassade, Ethan prendra l'apparence et l'identité d'un sénateur américain, envoyé au loin pour un week-end de chasse par la CIA. Sur l'écran d'un ordinateur, on voit un débat télévisé où ce sénateur explique son hostilité aux services secrets.

On a ici la même configuration que celle observée lorsque Jim prend connaissance de la mission dans l'avion.

Jack se trouve dans une cage d'ascenseur et se charge de dériver certains circuit. Depuis l'appartement où les opérations sont centralisées, Jim supervise les opérations. Devant lui, l'écran d'un ordinateur montre plusieurs fenêtres, dont l'une montre l'image filmée par les lunettes-caméra de Jack. Dans l'ambassade, les invités d'une réception arrivent. En caméra subjective, on voit l'arrivée d'Ethan/le sénateur, accueilli chaleureusement par l'ambassadeur. Après quelques présentations, Sarah arrive, en se faisant passer pour une employée de l'ambassade, rencontrée précédemment par le sénateur. En bas de l'escalier, Golitzyn arrive. Hannah se tient au milieu de la deuxième volée d'escaliers, surveillant la scène. Elle reçoit de Jim l'ordre de baisser les stores, et règle alors ses lunettes, qui s'assombrissent. Sarah, d'un geste discret, projette sur Golitzyn un produit chimique qui prend une teinte jaune dans les lunettes filtrantes d'Hannah. Sarah propose à l'ambassadeur une visite de leurs installations. Ils s'éloignent vers des couloirs à l'écart, et se dirigent vers une cage d'ascenseur. Sarah pousse sur le bouton qui scanne l'empreinte de son doigt. Dans la salle de sécurité, celle-ci n'est pas reconnue. Après un petit moment d'inquiétude, Jack, assis sur la cage d'escalier, introduit l'identité de Sarah dans l'ordinateur central. L'identification est acceptée, et le couple descend au sous-sol. Là se trouve l'ordinateur où Golitzyn prendra les informations qu'il est venu voler. Ethan pose sur une étagère sa paire de lunettes, dirigée vers l'ordinateur. Il contrôle le cadrage sur sa montre-écran. Ils redemandent l'ascenseur, mais celui-ci remonte. Golitzyn prend la direction de la salle informatique. Jim fait ouvrir les portes pour qu'Ethan et Sarah se faufilent au fond du puis de l'ascenseur, qui redescend vers eux, et les obligent à se tasser. Ils sortent par une porte dérobée, et, dans la rue, s'enlacent comme un couple amoureux. Sur sa montre, Ethan observe la manoeuvre de Golitzyn. Quand celui-ci a terminé, il appelle l'ascenseur, mais celui-ci remonte, sans raison. Il se précipite vers le haut, Jack tente de couper le courant, sans succès. Tout en haut, il se fait écraser. Golitzyn sort par la même porte dérobée qu'Ethan et Sarah. Jim ordonne l'abandon de la mission, mais Ethan refuse de laisser Golitzyn sortir avec ces informations. Jim quitte l'appartement, Ethan se dirige vers le pont pour le rejoindre. Jim se dit suivit. Dans sa montre-écran, Ethan assiste à l'assassinat de Jim, qui tombe dans le fleuve. De son côté, Sarah suit Golitzyn. Dans un coin sombre, celui-ci est poignardé. Ethan rejoint Sarah, mais il est trop tard. Il ne trouve que deux cadavres. Golitzyn n'a plus la disquette. Ethan se dirige vers le parking où Claire attend dans une voiture. Hannah la rejoint. La voiture explose. Toute l'IMF a été décimée, seul Ethan a survécu.

C'est cette identité
virtuelle, qu'Ethan ne
parviendra pas à rendre
actuelle, qui permettra
tout le simulacre, toute
la tromperie, qui forme
l'intrigue du film.


Ici, les deux écrans montrent des images différentes mais simultanées. Les points de vue sont généralement une ocularisation interne primaire enchâssée dans une ocularisation interne secondaire. Autrement dit, le point de vue de l'écran second relaie directement le regard du personnage, et le point de vue de l'écran premier, celui du regard posé sur l'écran second, est rendu subjectif par les raccords (regardant/regardé).

Il faut faire remarquer que les espaces sont toujours en rapport de disjonction. C'est cette disjonction que les écrans seconds servent à combler : "être" d'une certaine manière là où on n'est pas. Mais lorsque la mission tourne mal, et qu'Ethan court vers le pont pour secourir Jim, son échec proviendra de ce qu'il n'arrivera pas à faire se rejoindre l'espace qu'il occupe et celui que Jim occupe, relayé par sa montre-écran, à les rendre identiques. C'est cette identité virtuelle, qu'Ethan ne parviendra pas à rendre actuelle, qui permettra tout le simulacre, toute la tromperie, qui forme l'intrigue du film.

Ainsi, "Mission : Impossible" développe une cascade vertigineuse de simulacres. Le premier simulacre du film, c'est le film lui-même, qui va tromper le spectateur, tout autant que les personnages, lui faire voir ce qui en fait n'est pas, lui présenter des faux-semblants qui ne sont que de vulgaires déguisements et masques, arrachés d'un tour de main. La tromperie, c'est le moteur du film, c'est elle qui supporte l'intrigue, c'est son coeur même. Trompé, le spectateur l'est même en apprenant que le traître est le héros sacré de la série.

Trompé, Ethan Hunt l'est aussi, et tout le film sera l'histoire de cette chasse au simulacre ultime. Il se trouve pris en tenaille par deux pièges, celui de la fausse mission de Prague, puisque Kitridge (Henry Czerny), patron de la CIA lui révélera que la mission n'était qu'un leurre, et celui monté par Jim grâce à une image fausse vue dans sa montre-écran, celle du meurtre de Jim, simulé, lui aussi. Et c'est là qu'il faut nous rappeler cet insert où Ethan, retrouvé à la gare de Londre par Jim, revoit le meurtre de Jim comme il s'est réellement passé. Ici, le jeu est dévoilé, le faux-semblant reconnu. Dès lors, un niveau de simulacre saute : de l'écran second, la scène passe à l'écran premier. La découverte de la vérité, c'est le passage de l'image à la réalité. Mais pour vaincre Jim, Ethan usera du subterfuge qui l'a piégé : c'est Jim, qui, cette fois, est capturé par le simulacre, lorsqu'Ethan chausse ses lunettes en fixant Jim en flagrant délit, offrant l'image à Kitridge - juste retour des choses. Le simulacre est une tromperie, mais toute tromperie est un simulacre. Ethan piège Jim avec l'aide du spectateur qui avalise la découverte de son regard.

Tout le film entier peut ainsi être ramené au prégénérique. Il montre que le cinéma n'est qu'un simulacre. C'est le film lui-même, objet de cinéma, qui est visé par cette séquence. Le prégénérique fixe le programme du film et dit : ce que vous verrez, c'est ce que vous ne verrez pas.



Pour développer le vertige
de ses ruses, Brian De Palma
construit les écrans seconds,
les doubles simulacres, avec
de très nombreuses variantesx

Pour développer le vertige de ses ruses, Brian De Palma construit les écrans seconds, les doubles simulacres, avec de très nombreuses variantes. Certains, on l'a vu, présentent une image complètement étrangère à celle de l'écran premier (scène dans l'avion et débat télévisé avec le sénateur). Ici, le simulacre ne sert pas tant à faire voir ce qui n'est pas (Jim regarde effectivement Golitzyn se promenant ; Ethan regarde effectivement le sénateur durant un débat télévisé) qu'à préparer une tromperie future (une fausse mission ; une fausse identité). Le regard est ici posé sur un point de vue neutre (l'ocularisation zéro de l'écran second), sur une image prise en dehors du simulacre second (prise chronologiquement avant), et décontextualisée. L'image neutre est ici la matière de la tromperie future, toute image est susceptible de manipulation. C'est l'étirement du temps (l'image passée, la vision présente, le piège futur) qui permet l'élaboration du simulacre.



Photo du film

- Votre mission impossible
consiste à localiser puis
à éliminer cet individu.
- Mais...euh, chef ? C'est moi,
Ethan, le mec sur la photo.

On touche au coeur de la tromperie, au moteur de l'intrigue, lorsqu'on aborde les écrans seconds qui présentent une image simultanée à celle de l'écran premier. Ils doublent par excellence l'action du film, par la simultanéité qui les lient aux écrans premiers. Ils sont les simulacres réalisés, présents, la substance de l'écran second. Et la difficulté même qu'ils posent est la difficulté de les contrôler, car aucune action première ne peut venir chapeauter l'action seconde, puisqu'elles sont simultanées. Le temps est résolu, car devenu réel (Ethan voit le meurtre de Jim en temps réel). Ici, c'est l'espace qui fait obstacle : incapable de réduire à temps l'espace forgé par les simulacres, Ethan se verra piégé par cela-même qu'il aura cru voir, abusé par le regard d'un personnage, un regard perverti grâce à l'image. C'est l'étalement de l'espace dans le temps, temps qui s'est retrouvé replié à zéro (espace disjoint, puis contigu, puis identique ; temps réel, simultané) qui va permettre à Jim de tendre son piège : la disjonction des corps, l'identité des temps.

Quant au cas particulier où les deux images nous font voir la même scène sous des points de vue différent, c'est un usage esthétique de la figure de l'écran second. Celui-ci se trouve au milieu d'un plan intelligemment construit. C'est la forme de l'écran second qui y est exploitée : la répétition. Mais ici, cette répétition n'est pas placée dans la cascade des pièges ; il y a une totale identité d'espace et de temps. Il ne peut y avoir manipulation que lorsque le temps ou l'espace sont séparés, disjoints. Pour lever la manipulation, il faut joindre espace et temps (cf. la tentative d'Ethan, mais rappelons-nous que dans le prégénérique, les espaces se rapprochent comme la tromperie s'estompe), pour la créer, il faut les disjoindre.

L'intérêt du film de De Palma est évident : fond et forme sont indissociablement liés. L'expression raconte la même histoire que le contenu. Les deux plans avancent de conserve, s'obscurcissent et s'éclairent l'un l'autre.


acceptant un film à grand
spectacle, un film de
commande, il parvient à
subtilement tisser le fil
de son style personnel


"Mission : Impossible" est peut-être l'uns des films les plus représentatifs du style de De Palma. Ce film se met en cause constamment, en tant qu'objet à voir, en prouvant, par cela-même qu'il raconte, qu'il n'est qu'image et illusion. On retrouve ici les thèmes de ses meilleurs films comme "Blow Out" ou "Phantom of The Paradise". Et c'est ce qu'il y a de plus admirable : acceptant un film à grand spectacle, un film de commande, il parvient à subtilement tisser le fil de son style personnel. Il est certain que Tom Cruise, producteur du film, n'a pas demandé à De Palma de réaliser le film pour lui dire de quelle manière le tourner. Mais le réalisateur est parvenu à ramener de l'intelligence dans un genre qu'elle avait depuis longtemps quitté, le film d'action.

"Mission : Impossible est donc de ces films qu'il y a lieu de décortiquer pour en dégager toute l'intelligence, cachée, mais toujours visible, sous l'exagération du grand spectacle. Car tout n'y est que spectacle, tout n'y est qu'illusion. Qu'un hélicoptère poursuive un TGV dans le tunnel sous la manche, tout cela n'est qu'une question de simulacre.

Raphaël Goubet


  1. Christian Metz, Le signifiant Imaginaire, 1993 (1ère éd. : 1977), Christian Bourgois, p.65
  2. idem, p. 84
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