Affiche U.S.

LES DENTS DE LA MER
de Steven Spielberg
1975 - 2h04 - USA ("Jaws")
avec : Roy Scheider,
Robert Shaw,
Richard Dreyfuss, ...
scénario : Peter Benchley
et Carl Gottlieb
musique : John Williams
photo : Bill Butler
montage : Verna Fields

"Les dents de la mer" :
Analyse d'une partition incisive

Introduction

PRINTEMPS 1975. John Williams est dans son bungalow dans le complexe des Studios Universal, il commence à écrire au piano la partition d'un film d'épouvante con�u par un cinéaste de 28 ans encore peu connu, Steven Spielberg (il avait déjà composé la musique du premier long-métrage de cinéma de Spielberg, "The Sugarland Express" en 1974).

Spielberg arrive dans le bungalow du compositeur et écoute Williams, qui est pianiste de formation (il a étudié dans la prestigieuse Juillard School de New York et est devenu successivement pianiste de jazz puis pianiste dans les orchestres de Bernard Herrmann et de Leonard Bernstein), lui interpréter le désormais mythique "motif du requin" (basé sur un crescendo de 2 notes répétées à l'infini).

Après quelques mesures, John Williams se tourne vers le jeune Spielberg et voit celui-ci faisant de son mieux pour ne pas éclater de rire tant le thème musical lui paraissait absurde. Williams sourit avec malice et assure le jeune homme qu'il parviendra à rendre ce "thème" crédible et efficace.

Quelques semaines plus tard, Spielberg assiste aux séances d'enregistrement de la partition et est littéralement abasourdi. Il est à ce point impressionné qu'il appelle son ami George sur le champ en lui disant qu'il venait de trouver le compositeur idéal pour son petit film de science-fiction "Star Wars". Spielberg, surexcité, dit que Williams a composé pour Jaws la meilleure musique de film jamais composée pour un film et lui fait écouter la partition à travers le combiné. Nous connaissons tous la suite.

Il n'y a pas de secret : lorsqu'un duo fonctionne bien, qu'il s'agisse d'un duo d'acteurs ou d'un duo compositeur/ réalisateur, cela donne lieu à des oeuvres à l'impact immense. La collaboration entre Spielberg et Williams n'échappe pas à la règle. Après "Les dents de la mer", ils feront, ensemble, "Close Encounters of the Third Kind", "1941", la série des Indiana Jones et des "Jurassic Park", "E.T.", "Empire of the Sun", "Always", "Hook", "Schindler's List", "Amistad", "Saving Private Ryan" et continueront vraisembablement ainsi jusqu'à ce que l'un ou l'autre meurt d'épuisement.

Nous avons choisi de faire un dossier sur Jaws car c'est la partition qui annonce et résume idéalement la grande collaboration de ces deux "artistes hollywoodiens". C'est aussi une des partitions de cinéma les plus reconnues par la profession (elle a re�u notamment l'Oscar de la meilleure musique de film) et une des plus connues de la conscience collective qui est plus à même, donc, de faire comprendre aux non-initiés le pouvoir et l'importance de la musique dans un film.

Jean-Luc Godard est connu pour avoir dit que : "dans le mot "audiovisuel", "audio" vient en premier". En fait, nous trouvons parfois cette même hiérarchie dans Jaws de John Williams et Steven Spielberg.



photo 1

Vue d'ensemble

Vue d'ensemble

Le contexte de la partition

La musique de Jaws se situe juste après la grande période des partitions de films catastrophes écrites par John Williams (dont elle empreinte l'intérêt rythmique et spectaculaire), citons "The Poseidon Adventure" (1972), "Earthquake" (1974) ou "The Towering Inferno" de la même année. Et elle se situe avant la période la plus glorieuse (et aussi la plus symphonique, curieusement) de son compositeur, qui s'étale de 1977 à 1983, comprenant "Close Encounters of the Third Kind", la trilogie "Star Wars", "Superman", "E.T." et "Indiana Jones". Durant cette période Williams remporte trois Oscars et plus d'une dizaine de prix et de nominations prestigieuses. "Jaws" est une "partition-amorce" à plus d'un titre donc.

Malgré l'académisme qui peut définir la carrière de John Williams, prenons garde de ne pas enterrer l'esprit d'expérimentateur et de visionnaire de ce dernier. Jaws se trouve être, par exemple, la toute première musique de film à comporter un emploi d'enclume à l'intérieur même de sa structure rythmique (Miklos Rozsa a aussi utilisé une enclume en 1939 dans le film "The Four Feathers", mais pas dans un "contexte d'action"), un instrument particulièrement utilisé aujourd'hui par les jeunes compositeurs pour les films d'action et les films fantastiques.

Cet emploi d'enclume n'est peut-être qu'un détail, mais il s'agit d'une annonce évidente des autres avancées musicales de John Williams qui continue, aujourd'hui encore, à découvrir de nouvelles sonorités (écouter sa musique écrite pour "JFK" par exemple) et de nouvelles technologies capables de décupler le pouvoir d'évocation de la musique de film. Nous pensons, notamment, à l'équipement ultra-moderne utilisé lors des enregistrements de sa musique pour la trilogie Star Wars, ou au fait que Williams ait participé au lancement du tout premier disque compact et, plus récemment, au premier système Cd-Rom appliqué à une musique de film (la partition qu'il a écrite pour "Nixon" d'Oliver Stone).

NB : pour trouver des critiques de musique de film (dont beaucoup concernant des partitions de John Williams), nous vous proposons un lien vers Trax Zone, premier site internet fran�ais consacré à la musique de film : http://www.traxzone.com
Pour tout savoir sur John Williams, sa carrière, ses projets, voici une bonne adresse de site internet (anglophone) dédié au compositeur : http://www.classicalrecordings.com/johnwilliams/

Le contexte du film

L'action du film se situe dans les années 70, époque où la guerre du Vietnam (le film date de 1975) vient de traumatiser les consciences et dont le film est une métaphore à peine masquée (tout comme "Star Wars" deux ans plus tard). "Jaws" s'inscrit dans le monde réel, pragmatique (voire foncièrement capitaliste) et met en scène un chef de police, Martin Brody (joué par Roy Scheider) qui, en s'installant dans une station balnéaire, doit faire face au carnage humain perpétré par un requin blanc (un "carcharodon carcharias" pour les experts) et à l'intransigence de la municipalité. Brody décide de partir en mer accompagné d'un vieux loup de mer (Robert Shaw) et d'un jeune scientifique (Richard Dreyfuss) pour venir à bout du cauchemar.

Adapté du best-seller de Peter Benchley, "Jaws" n'a pas été lancé sur le "marché" avec plus de publicité que les autres films de Universal cette année-là. Personne ne prévoyait le succès de ce film relativement peu couteux réalisé par un jeune passionné qui avait à son actif quelques téléfilms comme "Duel" ou des séries comme "Columbo". Personne, sauf sans doute Spielberg lui-même. Il raconta qu'il savait que son film aurait du succès lorsqu'il a vu, lors d'une projection-test, un jeune se lever lors d'une scène sanglante pour aller vomir mais revenir, quelques instants après, se rassoir et en redemander !

"Jaws" annonce les thèmes de prédilection de Spielberg comme le voyage initiatique, la vitesse, la foule, la lutte entre le bien et le mal...etc. Le film avertit aussi de la capacité de versatilité de son auteur puisque "Jaws" relève de bon nombre de genres cinématographiques (qu'abordera plus tard le cinéaste), tour à tour film d'aventure, dramatique, fanstastique, comique, familial et politique même. Un film qui, comme sa fameuse partition, a influencé beaucoup de créateurs pour le cinéma.

La musique comme personnage



photo 2

- Mmm ? Le plouc m'avait
pourtant bien dit de prendre
la deuxi�me � droite...

John Williams a su capté ce "melting-pot" de genres et de tons, en alternant par exemple musique tonale et atonale de fa�on pertinente. Il n'a pas cantonné sa partition à un simple accompagnement de film de série B. Cette partition est comme l'annonce éclatante des prochaines collaborations entre Spielberg et Williams dans lesquelles la musique n'est rarement qu'un vulgaire accompagnement, mais, véritablement, un protagoniste à part entière de l'histoire. A ce sujet, notons que Spielberg dévoila un jour (alors qu'il parlait de la musique écrite pour "Raiders of the Lost Ark") un aspect très révélateur de l'utilisation de la musique dans ses films :

"[Indiana] Jones ne meurt jamais car il écoute avec attention la musique de John Williams. Les rythmes brutaux lui disent quand courir, le son tranchant des violons le prévient quand il doit baisser la tête. Les différentes tonalités dans les thèmes lui disent quand embrasser l'héro�ne ou frapper l'ennemi. A bien y réfléchir, Indiana Jones écoute...et reste en vie. "

La partition écrite pour "Jaws" fonctionne à ce même niveau allégorique, même si les enjeux sont ici différents compte tenu de la nature très particulière du thème principal. Il nous a semblé nécessaire de mettre en avant cette citation car elle montre que la musique de John Williams n'est pas aussi pléonastique (on dit aussi "mickey-mousing") que beaucoup de cinéphiles le prétendent. Nous tentons aussi à travers ce dossier de faire toute la lumière sur ce que les expressions "invention" et "redondance musicale" signifient réellement.

Etude de quelques scènes

N.B. : nous n'allons pas vraiment nous appuyer sur le CD de la musique du film, mais véritablement sur la partition telle qu'elle est dans le film et cela pour deux raisons : d'une part parce qu'il existe des morceaux très intéressants qui ne sont pas proposés sur le CD, ensuite parce que nous pensons qu'il n'est pas vraiment pertinent d'aborder la musique de film comme un disque - ou comme de la Musique en soi - mais qu'elle est un élément crucial du dispositif cinématographique, complètement liée aux images mais, également, aux autres sons du film.

Le générique

Durée du passage : 01 ' 07
Situation dans le film : 00' 00
Orchestration : violoncelle, piano, cor, violons...

Le logo Universal apparaît. On entend des sons singuliers assez inquiétants qui peuvent s'apparenter au monde sous-marin ou à un détecteur de poisson comme on en entend un peu plus tard dans le film (l'ambiance sonore nous prépare à plonger). Le logo disparaît et nous restons dans le noir complet pendant plusieurs secondes. A la suite des sons émis par un sonar, deux notes (fa puis fa dièse), graves et interprétées au violoncelle, font leur entrée puis disparaissent (comme la ruse du requin qui tourne autour de sa proie lentement, disparaît silencieusement puis attaque par surprise).

A la suite des deux notes, le nom des producteurs apparaît à l'écran comme une réponse au motif du requin (à bien y réfléchir, cette association entre le requin et le producteur n'est pas dénuée d'humour), les deux mêmes notes reviennent, puis sont "suivies", après un court silence, par deux autres notes elles-mêmes doublées, après un autre silence, par deux autres notes, toujours les mêmes, puis six autres notes en crescendo.

Le film nous plonge donc dans un contexte sonore avant de nous proposer la quelconque image. C'est un peu le même procédé qui gouverne le reste de l'histoire : des sons invitent la musique du film à entrer dans l'espace sonore (par exemple, la musique démarrant juste après les coups de sifflet du policier qui découvre un corps échoué ou après que le vieux loup de mer ait entendu la corde à piano faire du bruit indiquant qu'il a accroché le requin...etc.), puis la partition (qui intervient souvent avant l'image, ou disons avant le drame) guide littéralement les images et le montage du film (de fa�on symbolique, puisque la musique a été enregistré après le montage du film). Notons que la musique du film occupe tout l'espace sonore du générique, chose qui n'arrivera que dans de courts instants dans le film. Ce générique est en quelque sorte une scène d'exposition de ballet : on pose une ambiance avant le lever du rideau.

Le crescendo pousse le premier plan à "éclater" comme un rideau qui se lève ou que l'on tire. C'est un plan sous-marin nous faisant découvrir des algues multicolores bouger de manière chaotique (comme une foule qui s'agite) par la pression du courant. On se croirait dans une jungle (l'idée est d'ailleurs exploitée par l'emploi de percussions primitives en fond sonore de l'orchestre). Le titre du film apparaît "Jaws" ("mâchoires" en anglais) et la musique devient subitement plus inquiétante et rapide.



photo 3

Miam miam

Le ton donné par la partition nous indique que le point de vue que l'on a n'est peut-être pas celui d'un nageur mais d'un monstre. La caméra indique en tout cas que nous sommes dans "l'esprit" d'un être vivant puisque la caméra avance assez rapidement, en travelling avant (tout ce plan étant un plan séquence en caméra subjective).

La musique, atonale (pas de mélodie à proprement parler), rend bien l'aspect singulier de ce premier plan (qui décrit des plantes sous-marines) qui ressemble, dans une certaine mesure, à un "paysage intérieur" (au "�a"), où les algues tourmentées par le courant annoncent un dérèglement, un danger latent. La partition mystérieuse de Williams accentue (et commente même) ce premier plan de manière obsédante.

Obsessionnel, ce motif l'est sans conteste puisqu'il est construit sur une répétition presque à l'infini (comme deux miroirs mis face à face ou comme une représentation musicale du thème du double, de la dualité, authentique avertissement du combat entre le bien et le mal qui se jouera durant le film) de deux notes identiques et sur un rythme binaire qui alterne tension puis relâchement, tension puis relâchement...etc, comme une respiration (évoquant celle du spectateur, cela va sans dire) ou des battements de coeur (c'est en fait un empreint musical au Sacre du Printemps de Stravinsky qui démarre sur ces mêmes mesures et qui est aussi une oeuvre remplie de ponctuations dramatiques très marquées).

Ce procédé n'est pas nouveau au cinéma puisque Herrmann s'en est servi tout le long de sa carrière (nous pensons à ses partitions pour "Psycho", "North by NorthWest" ("La mort aux trousses"), et même "Taxi Driver", son ultime partition. Williams n'invente donc rien ici mais pousse la trouvaille rythmique à son comble et la rend, sans doute, plus efficace que jamais. Ce crescendo est aussi un résumé du film de Spielberg, lui-même construit sur ces moments de forte excitation suivis d'instants de relâche, jusqu'à l'explosion finale.

Le générique se termine d'ailleurs sur une cadence finale et une orchestration "coupante" qui semblent "déchirer" l'image à tel point que le plan est coupé net et monté, de fa�on très rude (alors que nous voyons écrit à l'écran "Montage de Verna Fields"), à un plan qui propose une thématique totalement opposée : des jeunes s'embrassant et jouant de la musique près d'un feu. Ici la musique du film n'a pour pour fonction de relier les scènes entre elles, comme à l'ordinaire, ni même de donner de l'unité au film, elle sert, au contraire, à séparer et à trancher le film en deux. La musique de Williams s'achève violemment et n'intervient pas du tout sur le plan suivant, sans effectuer le moindre "pont" (ce procédé est très utilisé dans Jaws et nous verrons plus tard pourquoi).

La scène d'ouverture

Durée du passage : 01' 38
Situation dans le film : 03' 32
Orchestration : harpe, violoncelle, enclume, xylophone...

photo 4

Blurp



 

En l'espace de rien, nous sommes passés d'un plan sous-marin froid et inquiétant (mais éclairé de la lumière du jour) à un plan extérieur chaleureux (se passant la nuit) décrivant de jeunes amoureux, inconscients de la tragédie qui vient d'être annoncée. C'est aussi le but de ce générique en plan séquence : informer le spectateur du danger alors que les protagonistes, eux, ne savent pas encore ce qui se trame.

Le raccord cut avec le plan des algues se fait ici avec l'image d'un jeune joueur d'harmonica (interprétant le début de la fameuse chanson "When the Saints" qui démarre aussi sur un crescendo) accompagné en fond sonore par un guitariste que l'on découvre grâce à un travelling latéral (l'harmonica est aussi une référence au western, genre qui est très présent dans Jaws). Deux instruments loin d'évoquer la tension et l'urgence de la musique du générique, renfor�ant avec ironie la frustration du spectateur impuissant à intervenir malgré sa connaissance des faits.

Toujours à ce même niveau ironique, notons que Williams emploie pendant la scène du premier meurtre un xylophone (réservé d'ordinaire à un contexte enfantin) et un harmonica à la toute fin de la scène comme pour boucler une boucle (telle une tragédie) en faisant un clin d'oeil à l'harmonica qui ouvre cette scène d'ouverture (référence intellectuelle du compositeur qui ne peut être assimilée qu'après plusieurs lectures du film mais qui, émotionnellement, fonctionne également).

Cette scène de plage est donc particulièrement bien con�ue au niveau sonore. De plus, la future victime du requin, une jeune fille à "l'esprit libre", tourne la tête vers l'océan un moment car elle a entendu une mouette au loin (mouette que l'on entendra très clairement à deux autres moments-clé : lors de la découverte du cadavre de cette jeune fille et pour le dernier plan du film où des mouettes accompagnent les deux survivants). Puis, comme si elle avait été "appelé" par ce cri d'oiseau, elle se lève et part vers la mer en courant. Le son déclenche le mouvement et le drame (autre caractéristique du cinéma de Spielberg) et il en sera de même pendant le reste du film.

Notons ici l'idée très ironique de Spielberg qui a choisi de faire courir la jeune fille et le jeune homme ivre sur les dunes où ont été plantées des barrières (filmées en un contre-jour peu vraisemblable et pourtant efficace) qui ressemblent à des dents de requin mais aussi à des variations sonores comme celles que l'on voit sur une bobine de film ou sur une table de mixage représentant les graves et les aigus de la musique. Musique qu'on entend quelques secondes plus tard et qui a ce même mélange de graves et d'aigus et ce côté tranchant comme les mâchoires du requin.

Lorsque la jeune fille, nue (d'ailleurs aussi nue et primitive que la musique atonale de Williams pour cette scène) commence à se baigner, nous voyons, en contre-plongée, le retour de la caméra subjective sous-marine du générique (un leitmotiv à l'image de celui employé par Williams) ainsi que le retour de la musique dramatique qui annonce, par sa seule présence, qu'il va se passer quelque chose d'important (le spectateur le sait car il sait pertinemment que les auteurs du film n'auraient pas utilisé une musique originale pour rien).

La musique de film a ceci de commun qu'elle sert à canaliser l'attention du spectateur et cela est d'autant plus vrai lorsque l'entrée en scène d'une partition se fait à l'aide d'un petit nombre d'instruments comme c'est le cas dans cette scène (faisant aussi référence au théâtre). Moins il y a d'instruments, plus il y a mise en valeur. Ainsi, dans son livre "Le Film et sa musique", Mario Litwin, pianiste et compositeur, affirme que "par sa distance physique et psychologique la musique symphonique permet, dans un contexte cinématographique, des illustrations musicales d'une grande discrétion."

Williams arrive dans cette scène du bain de minuit avec de jolis glissandos de harpe (symbolisant la souplesse de la jeune fille et l'impression aquatique de la scène entière) proche d'une atmosphère de conte de fée et avec un dialogue entre la harpe et le violoncelle grave et inquiétant qu'on associe immédiatement au requin (grâce à la mise en condition du générique). Le rythme s'accélère à mesure que la caméra s'approche de la victime, les deux étant foncièrement liés. Et l'enclume fait son apparition dans l'orchestre au moment où le requin mord la jeune fille une première fois.

Les instruments à cordes servent alors à retranscrire les mouvements de la fille qui se débat de droite à gauche et l'enclume sert à nous faire imaginer les morsures consécutives qui tirent la fille vers le fond. On ne voit absolument pas le moindre signe de présence du monstre mais c'est la musique qui se charge de donner "corps" au requin de fa�on aussi concrète que possible. Inutile de préciser que ce procédé ressemble à celui utilisé dans la scène de la douche de Psycho où l'on voit tout sauf le visage et la voix du tueur ni même les coups de couteau déchirant le corps de la victime. Dans cette scène aussi, la partition (de Bernard Herrmann) se chargeait d'exprimer ce qui était dissimulé.

Cette scène d'attaque du requin est entrecoupée de deux pauses, une montrant le jeune homme étendu sur la plage mais trop éméché pour entendre les cris de la fille, puis une autre pause où la fille s'accroche vainement à une cloche flottante qui sert à avertir les bâteaux qu'ils sont proches de la côte (jolie symbole du son qui guide les hommes qui ne peuvent pas voir dans le noir ou le brouillard).

L'idée de placer la victime à côté de cette cloche est très intéressante (au-delà du fait qu'elle est utilisée plusieurs fois dans les scènes à venir, comme à la toute fin du film). La cloche résonne pendant toute la scène où la fille est attaquée par le requin participant à la surcharge sonore (s'ajoutant aux hurlements de la fille et les sons tranchants de la partition de Williams) et empêchant ainsi le spectateur de réagir "raisonnablement" à l'action puisque le dérèglement sonore lui interdit toute vision d'ensemble et toute froideur (une formule poussée à l'extrême dans les films d'action des années 90).

Mais pour revenir à ces pauses caractéristiques de la scène, soulignons que la musique de Williams disparaît dans ces moments-là presque entièrement pour réapparaître de nouveau lorsque Spielberg filme la fille se débatant en hurlant. La partition n'intervient que lorsque le requin est "présent", preuve édifiante que toute la musique du film est ni plus ni moins que le squale ! Le morceau s'achève lorsque la jeune fille disparaît du cadre subitement emporté sous l'eau par le requin (un harmonica sert de conclusion à la scène). La fin est abrupte. Ce type de coupe très cut de la musique est en soi une forme de leitmotiv.

Il est intéressant de noter ces silences à l'intérieur même de la partition et de la scène, le motif du requin étant en fait composé, aussi, avec des silences lors des premières notes du crescendo. Il ne faut pas sous-estimer l'impact d'un tel procédé sur le spectateur qui, depuis l'aube du cinéma, a une peur bleu de l'absence de son, en particulier lorsqu'il est assis dans le noir. C'est un va-et-vient entre le silence et le bruit, entre l'immobilitié et le mouvement, entre les percussions concrètes et les cordes plus fluides. Un chassé-croisé destabilisant entre réalisme et fiction où tout se reflète (comme deux miroirs mis face à face) et finit par se fondre en une seule expérience sensorielle : le film.



photo 5

- Je prendrais bien
un dessert, moi.

"Mon fils est mort "

Durée du passage : 01' 50
Situation dans le film : 36' 04
Orchestration : cor, trompette, piano

Une mère dont le fils a été tué par le requin giffle en public le chef Brody accusant ce dernier de ne pas avoir signalé aux baigneurs la présence du monstre alors qu'il avait déjà tué une jeune fille. Brody, figé sur place par la honte, ne profère pas un seul mot. La mère, après avoir dit : "mon fils est mort, souvenez-vous toujours de cela", s'éloigne en pleurant, incapable de parler davantage.

John Williams prend alors la parole avec un cor sombre "qui met à distance" (le cor est un instrument qui est souvent utilisé pour les grands espaces car il peut créer facilement une profondeur de champ sonore) et semble traduire le mot "souvenir", le timbre de l'instrument donnant une idée de réminiscence et d'un "ailleurs". Le cor fait aussi référence au requin dont le motif est accompagné par un cor assez fréquemment.

Vient ensuite se greffer sur le corps droit et immobile de Brody (comme s'il était à un enterrement), un solo de trompette qui "éclaircit" la symbolique du cor et apporte un caractère résolument patriotique à la scène (où tous les protagonistes de la scène prennent des statures solennelles, presque théâtrales). Cette scène rappelle inévitablement la guerre du Vietnam : une mère met sur le dos de l'autorité le poids de la mort de son enfant. Le patriotisme révélé par l'emploi de la trompette explique véritablement l'idée secrète de la scène.

La trompette est d'ailleurs utilisée "sur" le dialogue du maire (une figure de l'autorité américaine) : "désolé Martin, elle se trompe", puis le cor revient après le dialogue de Martin Brody : "non, elle a raison", qui s'éloigne, pensif. Le fait que Brody s'écarte du groupe pour marcher seul est donc bien représenté par le cor, instrument qui exprime ici une solitude, un paysage intérieur alors qu'il sert, en général, à exprimer un grand décor naturel.

La partition de Williams dit tout haut ce que Brody n'exprime pas à l'image puisqu'il reste digne et muet. La musique sert alors de "stream of consciousness" et donne une âme à un corps dénué de sentiment, alors qu'elle donnait un corps à de l'invisible dans les premières scènes du film. Contrairement à l'dée re�ue, la musique de John Williams est bel et bien subtile, loin de toute redondance qui certes fait aussi partie de son style mais qui n'est qu'une partie de l'iceberg.

La musique se poursuit dans la scène suivante dans laquelle Brody, toujours cloisonné dans son mutisme, toujours figé dans ses remords, est à table chez lui. Son fils, assis à côté de lui, imite ses gestes sous le regard ému de sa mère. La transition entre les deux scènes s'éffectuent à l'aide du cor (ce retour du cor lie deux fils, celui tué par le requin et celui de Brody) et d'une nappe discrète et douce de quelques violons faisant glisser un sentiment de tension vers un climat plus apaisant, le foyer chaleureux.

La tension de la scène précédente refait surface tout de même une seconde plus tard (lorsque le visage sombre de Brody apparaît à l'écran) avec un emploi de notes très graves et jouées de fa�on continue dans le fond sonore nous indiquant que Brody est toujours tendu et marqué par l'évènement précédent.

Alors que le fond sonore est grave, sombre et continu, Williams utilise, dans un contrepoint instrumental, un motif au piano, dans un registre aigu, enfantin et tout à fait discontinu (malgré une certaine résonance). Le piano contredit non seulement le fond sonore, mais aussi la trompette employée dans la scène précédente : nous passons d'une référence musicale adressée à l'Amérique à un piano intimiste, presque espiègle. L'esprit de Brody est tout aussi confus : partagé entre sa fonction "d'autorité" et son humanité (dualité que l'on retrouve constamment dans les films de Spielberg).

Ce piano est aussi une manière pour Williams d'attirer notre attention (il fait une sorte de zoom avant orchestral pour que le spectateur s'identifie davantage aux héros) et de prendre part, tel un véritable personnage, "au jeu de doigts" des protagonistes : le fils imitant la fa�on de tenir ses doigts de son père et son père remuant les doigts pour voir son fils faire de même.

Les doigts du pianiste se surrimpressionnent sur les images et sert de double (précisement l'enjeu de la scène où chacun s'identifie à l'autre). La structure rythmique du motif est également caractéristique de cette idée de double, puisque chaque phrasé sert de miroir à l'autre, les mêmes notes faisant des va et vient comme un dialogue.

C'est un dialogue musical qui s'instaure alors que Brody ne veut pas dialoguer avec les autres depuis sa rencontre avec la mère du fils tué par le requin. Quelques secondes plus tard, la femme de Brody dira d'ailleurs au scientifique qui entre dans leur maison qu'elle n'arrive pas à parler avec son mari. La partition comble, une nouvelle fois, une absence.

La présence de la partition s'interrompt juste avant que le scientifique frappe à la porte et juste après que le fils de Brody embrasse celui-ci sur la joue. Les sons aussi s'entrecroisent et se font écho. Cette manière de couper brusquement la musique de Williams pour la remplacer par un autre son fait justement écho au générique et à la scène d'ouverture du film où le motif du requin était aussi coupé de fa�on inatendue.

Les touristes débarquent à Amity

Durée du passage : 01' 21
Situation dans le film : 51' 27
Orchestration : clavecin, tuba, trompette, violons...

Ce passage musical a clairement la fonction et le ton d'un intermède de ballet, interlude qui sert de transition entre deux parties d'une oeuvre et qui a la particularité d'être humoristique (sur le CD de la musique du film, ce morceau est intitulé "Tourists on the Menu").

De nombreux touristes arrivent par un paquebot et se mettent à envahir l'île. Spielberg n'a pas raté l'occasion de dresser en quelques minutes un portrait de l'Amérique, ou le rêve du "melting-pot" (d'où le retour du solo de trompette dans la partition). On nous montre des jeunes, des retraités, des voitures de luxe, des vélos, des grosses femmes, des filles menues, des blancs, des noirs, des hippies, des policiers...etc.

Williams s'est amusé à créer un pastiche proche en ambiance d'un Bach, employant un clavecin ainsi qu'une orchestration et une structure réminiscentes de musiques gentillettes de l'ère romantique. Cela donne un air guindé aux touristes qui semblent tous d'un autre temps, inconscients des réalités de l'île d'Amity. Le style de la partition est donc tout aussi peu "raccord" avec le drame de l'île, déplacée, d'où cette ironie savoureuse (et tragique) qui se dégage de la scène.

Dans les premiers plans du débarquement, nous voyons une photo en noir et blanc (archa�sme tout à fait astucieux) montrant le "faux requin" (celui qu'on croyait être à l'origine des meurtres) et nous entendons un clavecin aussi "déplacé" et grostesque que les pêcheurs qui avaient attrapé ce requin.

Toute l'arrivée des touristes est entrecoupée de plans de Brody et du scientifique au téléphone qui ont dû mal à se faire comprendre par leur interlocuteur à cause du désordre autour d'eux (Brody demande au téléphone des renforts et des armes et on entend une trompette presque militaire). Le montage et le travail sur le hors-champ sont donc agencés de fa�on ingénieuse et efficace et cela participe au chaos sonore, chaque fois augmenté par le flux de touristes.

Williams décuple cette "inflation" non seulement par un croisement entre plusieurs contrepoints mais aussi par l'utilisation d'un crescendo et d'une cadence finale qui font écho au thème du requin. L'autre grande idée de cette musique pour cette scène, c'est que le requin, le vrai, est bel et bien présent dans ce passage grâce au rythme du thème musical employé ici en dents de scie mais aussi par le violoncelle très grave, dans le fond sonore, comme une menace subtilement dissimulée qui apparaît dès le départ du passage, disparaît un moment (laissant place a des solos d'instruments gazouillants) puis revient en trombe pour l'apothéose.

Encore une fois, le morceau musical s'arrête de fa�on tendue et brutale. Nous pouvons nous demander pourquoi une telle technique est si souvent utilisée dans ce film. C'est en fait un type de collage empreinté aux films de la Nouvelle Vague (que Spielberg a toujours admiré) où les sons (et la musique) étaient "montés" de fa�on singulière. Dans Jaws, la déchirure, dans tous ses sens, est importante et l'approche formelle du film symbolise vraiment sa thématique profonde.

Les nombreux raccords cut du film sont représentatifs de l'histoire et des personnages : Brody et sa famille ont quitté New York, se coupant du monde urbain pour vivre sur une île, Brody quitte ensuite sa famille pour chasser le requin à bord d'un bateau, le vieux loup de mer n'est pas "raccord" avec le reste de la population et des autres pêcheurs. Remarquons ici que la toute première apparition de Quint, le tueur de requins, est sonore : il griffe le tableau de la salle de conférence de la mairie avec ses ongles obligeant les gens à se taire et à l'écouter.

Spielberg nous montre aussi des images frappantes de jambes coupées et de corps déchiquetés. Les exemples sont inombrables, y compris dans des détails de décor ou de dialogues. Tout dans ce film aborde la notion de déchirure et John Williams a su saisir ce niveau du film en créant une partition qui est justement morcelée. La partition de Jaws est émotionnelle, mais également intellectuelle.

La chasse au squale sur l'Orca

Durée du passage : 05' 05
Situation dans le film : 1 h 18' 20
Orchestration : orchestre au complet ("tutti")



photo 6

- Zut, j'ai oublié la coquille.

Brody, Hooper (le jeune scientifique), Quint (le vieux loup de mer) viennent d'apercevoir le requin. Quint dit à Hooper de "stopper les machines" de l'Orca (le vétuste bateau sur lequel ils chassent le squale). Sur ces mots, la musique de Williams se met en route et s'accapare de plus en plus l'espace sonore à mesure que le requin s'approche du bateau pour le longer et se montrer presque entièrement pour la première fois. La partition devient, aussi, plus présente que jamais. Nous sommes dans le dernier "mouvement" du film et Williams nous le fait comprendre avec la puissance de l'orchestre.

Nous rentrons, également, dans un type d'orchestration qui se réfère directement à la grande tradition de la musique de film hollywoodienne qui dramatise intensément les images. Williams peut se le permettre étant donné que cette scène de chasse fait elle-même référence à un western, un film de de pirates ou un film "maritime", tel Moby Dick par exemple. Tout le panache de cette séquence, qui reste comme une des meilleures scènes d'action de Spielberg, vient en fait de son charme un peu "rétro" et, cela, Williams l'a compris et même développé.

Dans cette scène, il y a un plan où l'on voit l'énorme fusil- harpon de Quint entrer dans le champ de la caméra surprenant Brody qui était sur le chemin de Quint. Williams utilise des tambours militaires à ce moment précis et on semble plonger d'un coup dans un film de guerre ou un western des années 40 tant l'orchestration marque fort cette idée. Il ne faut pas se cacher que Spielberg demande souvent à Williams ce genre d'effet démodé qui insuffle aux films du cinéaste leur charme comme le fameux thème d'Indiana Jones, volontairement "mickey-mousing".

Nous sommes effectivement assomés, pour une des toutes premières fois du film, par l'accompagnement musical dont le rythme soutenu et l'orchestration débordante d'énergie transforment une banale scène de pêche au gros en un grand moment de cinéma. Il ne faut pas sous-estimer l'apport de la partition dans cette scène qui rend crédible et effrayant un vague aileron à l'horizon (on se rend vite compte de cela en faisant l'expérience de regarder cette séquence sans la musique).

La tradition hollywoodienne se perpétue aussi dans le travail thématique de la partition qui propose plusieurs mélodies pour les différents protagonistes : un thème enfantin joué au xylophone pour Brody qui a peur du requin et de l'eau comme un enfant, un autre thème pour Hooper à la mélodie irrévérencieuse et un autre air pour Quint, plus mûr et imposant.

Williams s'amuse à mélanger les thèmes suivant qui se trouve à l'image et on assiste à des dialogues et des discordes entre chacun des éléments. Cette technique thématique (que Williams développera plus tard pour "Star Wars") permet de pouvoir donner une identité aux héros et d'être complice de leur aventure.

La construction interne du passage musical est donc très complexe (et nécessiterait une véritable analyse musicale) mais elle fonctionne surtout très bien avec les élements extérieurs à la musique elle-même, en particulier les effets sonores du film. Nous sentons que Williams à parfaitement "écouter la scène" avant de l'accompagner avec sa partition.

Williams emploie des instruments qui répondent aux sons métalliques et aigus des appareils ultra-modernes que Hooper met en marche ou prologent le fracas des vagues causé par le sillon du baril à l'aide d'un coup de cymbale tout aussi vivifiant. La musique n'hésite pas non plus à "lutter" contre les sons en étant emphatique même lorsque les acteurs hurlent, menant à des instants de pur chaos sonore très efficaces.

Le rapport son/musique a été bien pensé et rend "vivant" l'ensemble. Il en va de même pour le lien entre l'image et la musique. Spielberg nous propose un moment un plan d'une lampe du bateau en gros plan et dans le fond on voit que le bateau ne cesse de tanguer de haut en bas : Williams emploie alors un rythme totalement binaire dans le même tempo que le mouvement du bateau, chacun des éléments du film ne faisant plus qu'un face à l'action et chacun renfor�ant la puissance de l'autre.

Encore plus frappant, après la fuite du requin, la musique ralentit et diminue d'intensité de la même manière que le soleil disparaît peu à peu : Spielberg propose une série de plans de coupe où le soleil est à chaque fois moins lumineux. L'orchestration de Williams, telles les couleurs et la lumière de ces plans, devient plus douce, voire tout à fait poétique avec une jolie utilisation de la harpe pour retranscrire un fondu enchaîné entre un plan de Quint et le coucher du soleil comme le faisait les compositeurs hollywoodiens des années 40. Cette référence à l'âge d'or du cinéma est pertinente si l'on considère Quint comme représentant d'une époque pittoresque révolue.

L'épilogue

Durée du passage : 02' 05
Situation dans le film : 01h 56' 10
Orchestration : cor, trompette, piano...

Quint se fait dévorer par le requin et Spielberg n'a pas employé de musique pour cette scène (annon�ant les scènes terrifiantes sans musique de "Jurassic Park" ou "Saving Private Ryan") et devient une des meilleures scènes du film grâce à cette absence (alors que le requin n'a jamais été aussi présent).



photo 7

- Arg ! Saleté de crustacé.
Putain, des Nike toutes neuves !

Le paradoxe surprend et dérange : un élément semble être passé de l'autre côté du miroir. Le requin, en n'étant plus représenté par Williams (et cela pour la première fois), casse la règle mise en place dès le début du film et déchire littéralement l'approche de la narration du film tout entier.

Ce non-recours à la musique de Williams est étonnant et rend cet instant d'effroi d'un grand réalisme où ce sont les sons d'objets glissant ou se cognant les uns contre les autres (car le bateau chavire) et les cris de Quint qui se chargent d'émouvoir. Lors de cette scène, on a l'impression que tous les sons marquants du film reviennent, à ce moment-là, comme des flash-back sonores symboliques.

La musique hollywoodienne n'est pas présente lorsque Quint meurt et cela n'est en aucun gratuit. Il est fort possible que Spielberg ait souhaité, cette fois, rendre hommage au réalisme et au "cinéma vérité", ou, en tout cas, à un cinéma plus moderne et moins démodé (la modernité étant symbolisé par le jeune scientifique Hooper, qui survit à la fin).

Reste le morceau musical final qui se conclut sur une cadence finale et reste hollywoodien dans son style car Brody, qui doit faire face au requin tout seul, a un pied dans chaque monde : celui du réalisme (il est pragmatique) et de l'enfance (il est novice), il est une fusion entre Quint et Brody. La musique est empathique car elle doit aussi, logiquement, mettre un terme au mouvement de la symphonie, achevant le drame qu'elle a nous annoncé au début du film (elle est emphatique mais elle reprend les mêmes instruments que dans l'épisode "mon fils est mort").

Une nouvelle fois, Williams et Spielberg jouent avec les silences intermédiaires mettant ainsi en valeur, grâce à ces "respirations", les moments forts. Un silence inattendu est placé juste avant la phrase finale de Brody qui finit par faire exploser le requin. L'explosion rappelle la guerre et la partition de Williams était précisement, pendant ce passage, dans le ton d'une musique de film de guerre.

Une fois le requin explosé, on voit des bouts de la bête éparpillées comme un puzzle. Williams symbolise la mort du requin à l'aide d'un piano au motif tout aussi décomposé mais dans une tonalité chaude et douce alors que cet instrument servait de base de percussion au célèbre motif du requin.

L'autre idée de Williams pour décrire musicalement la fin du squale est d'avoir fait disparaître totalement toutes formes de crescendos (le motif du requin étant construit sur le principe du crescendo) et les remplace par une série de decrescendos jouées au piano. Le morceau ne s'achève pas de manière brutale, mais de fa�on sereine et rassurante.

Il aurait été amusant de traduire musicalement la mort du requin par un requiem puisque le mot "requin" viendrait en réalité du mot requiem par allusion à la mort rapide qu'il provoque (mais "requin" en anglais se dit "shark" évidemment). Cela dit, Williams a joué la carte de la sobriété et de la légèreté et personne ne s'en plaindra, surtout après autant de cacophonie.

Le générique de fin

Durée : 01' 55
Situation dans le film : 01h 57' 05
Orchestration : cloche, flûte, piano, cor, trompette...

Brody et Hooper s'accrochent aux barils du bateau et gagnent la côte en battant des pieds "dans le bon rythme". On entend (et on voit) des mouettes, celles-là mêmes qu'on entend au début du film. L'idée du retour est exprimée avec le son. Le morceau de Williams pour ce générique a une structure en parfaite harmonie avec cette idée : la mélodie monte dans l'aigu puis redescend.

Le retour est aussi exprimé à l'aide d'un son de cloche (qui fait référence une nouvelle fois au début du film) et par la présence des instruments "vedettes" de la partition comme le cor, la trompette ou le piano. Ces instruments reviennent de manière amicale et participe à l'équilibre du morceau et à la cohérence de l'ensemble.

Ce thème évoque la terre, le retour au foyer tranquille que Williams accompagne de quelques violons et un ryhtme assez lent qui ressemble au rythme des vagues sur la plage, en un va et vient calme. Signalons que cette mélodie a été plagiée sans scrupule (note pour note) pour la musique du générique du journal télévisé de TF1 soit par hasard soit pour la nature "terre à terre" du thème.

Cette mélodie est en fait le thème de Brody, thème qui est apparu ici ou là au cours du film soit de manière discrète ou soit tronquée. Williams nous montre clairement le thème Brody "en entier" à la fin car Brody s'est enfin révélé et a affirmé sa personnalité en affrontant le monstre (le thème est presque enfantin mais l'accompagnement est "sage", maîtrisé et tout en retenue, comme Brody).

Pour conclure brièvement, il nous semble évident que la personnalité dichotomique de Brody est semblable à celle de Spielberg. Le chef Brody symbolise secrètement le cinéma Spielbergien : une fusion entre l'enfance et la maturité. Ses films ont la particularité d'être toujours à la pointe de la technologie et de s'accorder aux goûts du public contemporain, mais, en même temps, ils sont profondément ancrés dans un style hérité de vieux chefs-d'oeuvre du 7ème Art.

Dans cette optique, John Williams symbolise la tradition dans le cinéma de Spielberg, même si cela n'empêche pas la subtilité ou l'invention dans ses partitions, on l'a vu. On critique ici ou là Spielberg de s'associer à Williams parce que ce dernier est trop "hollywoodien" (en d'autres termes : "trop présent"), mais une telle critique nous semble incongrue car demander à Spielberg de se séparer de son compositeur reviendrait à lui demander d'abandonner son amour du cinéma des années 40, ses racines et son "moi".

Plus qu'un film de commande, Jaws est une proposition de cinéma à un moment de son histoire où l'ancien venait de disparaître et où il fallait, dans un fondu enchaîné, passer à autre chose sans radicalisme, sans renier l'héritage important laissé par de grands cinéastes. C'est probablement de ce compromis que sont nées la réussite de ce film et la longévité étonnante d'un des duos de cinéma les plus marquants.

Alexandre Tylski

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