Affiche de Blade Runner

Le découpage de la première scène de "Blade Runner"


N.D.L.R. : Cet article est la retranscription d'un article posté sur le forum de discussion fr.rec.arts.sf.




on reconnait les grands
réalisateurs, non pas à ce
qu'ils font, mais à ce qu'ils
ne font pas


J'AI tendance à penser qu'on reconnait les grands réalisateurs, non pas à ce qu'ils font, mais à ce qu'ils ne font pas. Et c'est particulièrement valable pour cette scéne.

C'est un peu difficile a expliquer sans schéma donc désolé si �a parait laborieux.

La première scéne de "Blade Runner" est déja inhabituelle, car le film semble ne commencer que par un dialogue relativement long alors que souvent en cinéma de SF américain on commence par une scéne d'action spectaculaire, mais la n'est pas l'intérêt principal.

L'intérêt technique de cette scéne du début de "Blade Runner", c'est que pour surprendre le spectateur, Ridley Scott va jouer sur nos habitudes de perception d'une scéne cinématographique. Il va exploiter, chez le spectateur, une sorte de conditionnement pavlovien généré par des années d'utilisation au cinéma du découpage en Champs/Contre-Champs, alternés et organisés dans une progression dramaturgique historiquement presque systématique.

Les régles de découpage classique

Important : pour rappel à ceux qui n'ont pas eu la chance d'avoir des cours de cinéma : l'axe des 180� est la ligne qui joint les deux protagonistes d'une action ou d'un dialogue. La régle, c'est qu'à partir du moment o� on a posé sa caméra d'un côté de cet axe, on ne doit jamais passer de l'autre côté brutalement dans un raccord cut.. (Certains rares auteurs s'ingénient souvent avec bonheur à transgresser cette écriture, en particulier dans la nouvelle vague...mais ce sont des exceptions.)

Pour mieux comprendre, oublions la mise en scéne de Ridley Scott. Mettons nous à la place des réalisateurs débutants que nous sommes, et respectons les régles traditionnelles du découpage :

Facile ! Cette scéne est un "Classique" : deux personnes discutent de part et d'autre d'une table (Léon et Holden), et �a va mal se terminer.

Donc le découpage traditionnel qu'on peut appliquer et qui est "presque" le découpage de Ridley Scott, c'est :

  • MISE EN PLACE : C'est la mise en situation du décors et des personnages. En général, un seul plan large latéral long, fixe ou en mouvement.
  • ENJEUX : C'est la description des enjeux et des caractères. En général, c'est une alternance de Champs/Contre-Champs EXTERNES en Plan-Larges ou en Plans-Moyens avec un découpage relativement calme.
  • SUSPENS : Ce sont les instants qui annoncent le drame. En général une alternance de Champs/Contre-Champs INTERNES de plus en plus serrés et rapides.
  • DRAME : C'est le moment fort et là on fait un peu ce qu'on veut. Une succession très rapide de Plans-Moyens, Plans-Larges ou Plans-Serrés décrivant l'événement dramatique (pas de régles sinon de respecter celle des 180� et encore, cf.Alien la sortie du ventre).
  • FIN : Le drame est terminé. On se calme. Le spectateur respire un peu et s'attend à entamer la scéne suivante en contemplant les dégats en vue d'ensemble. En général c'est un long Plan-Large similaire à celui du début, décrivant le résultat du drame et qui AMORCE le changement vers la scéne suivante.

Si on fait un plan vu de dessus des implantations des caméras on obtient le schéma que Daniel Arijon dans "La grammaire du langage filmé" appel une configuration en triangle. Les positions des caméras s'inscrivent dans des triangles imbriqués.

Ca c'est la structure de base classique pour décrire un dialogue avec conclusion dramatique. Et appliquée dans la plupart des séries TV, des séries B est des grands films américains.

Il y a bien sur quelques autres positions de caméras utilisées (pas beaucoup), mais qui ne viennent s'inscrire qu'en "contrepoints" dans le découpage, car les successions de Plan-Larges Latéraux et de CC-Internes et Externes sont formellement structurants et on pourrait s'en contenter. (c'est une sorte de fil conducteur formel)

Les contrepoints :

  • Ce sont les Caméras Subjectives : Pile dans l'axe et montrant ce que voit l'un des protagonistes. En l'occurence Ridley Scott va beaucoup se servir des Subjectifs pour montrer le test de Voight-Kampff, dans la vision d'Holden et Léon.
  • Les caméras en Gros-Plan ou Plan-Moyen Latéral, perpendiculaires à l'axe des 180� et cadrées sur un seul acteur. (rarement utilisées et il n'y en a qu'une fois dans cette scéne sur Léon au début lorsqu'il découvre le test de Voight-Kampff)
  • Et les positions exceptionnelles comme les Plongées pile à la verticale de la scéne, ou en CC-Externe pile dans l'axe des 180�, mais il n'y en a pas dans cette scéne.

Bon revenons à notre découpage.

Le découpage de la scène

Moi, jeune réalisateur néophyte et sans imagination, respectueux de l'écriture traditionnelle et des habitudes narratives du cinéma, après le traditionel Plan-Large Latéral d'introduction, et une succession de CC-Externes, (et dans notre cas de Plans-Subjectifs), je passe, au moment du drame à une série de CC-Internes en gros plans sur Léon et Holden et je fais tirer Léon en CC-Externe AU MOMENT du sommet dramatique, JUSTE APRES un trés gros plan en CC-Interne sur son visage, c'est à dire au moment o� ils parlent de la tortue sur le dos. Puis je quitte la scéne dans un Plan-Large Latéral montrant Léon braquant le pistolet vers le corps d'Holden explosé.

Et justement c'est ce que ne fait pas Ridley Scott. Normal vous me direz, je suis pas Ridley Scott.

1) Le Plan-Large d'introduction reste classique, même s'il est déja un peu inhabituel, puisqu'il est en mouvement, pour se positionner dans un CC-Externe dans lequel entre Léon. C'est pareil qu'un Plan-Large Latéral mais en plus dynamique et �a joue le même rôle de mise en place des protagonistes et du décors, donc c'est classique.

2) Après ce Plan-Large, tout le début de la scéne est en alternance rapide de CC-Subjectifs un peu déconcertants, en Gros-Plan sur le test de Voigt-Kampf. Ces Plans-Subjectifs alternés, piles dans l'axe, sont un peu limites, car les Champs/Contre-Champs dans l'axe, ont en général le défaut de perturber la compréhension géographique d'une scéne, ce qui est le cas ici. En particulier il y a un Champ/Contre-Champ carrément dans l'axe des 180� sur le test de Voigt-Kampf en train de se déployer, qui fait qu'on ne se situe pas très bien dans l'espace de la pièce, mais par contre c'est très beau et forcément volontaire. Ca réveille avant d'entamer le long dialogue qui va suivre.

Une fois passé cette première mise en place un peu pagaille mettant en exergue le test de Voigt Kampf, Ridley Scott retrouve une écriture traditionnelle et "explicite" dans le dialogue (eh eh eh... pourquoi ?)

3) Il ne se sert pas des CC-Externes qu'il remplace par des CC-Internes en Large qui jouent le même rôle, et qui, comme on peut s'y attendre, nous amènent vers un sommet dramatique filmé en CC-Internes Serrés surtout sur Léon, au moment o� Holden parle de "la tortue sur le dos en plein soleil"

Il atteint un paroxysme grace à un Très Gros-Plan en CC-Interne presque "Subjectif d'Holden" sur Léon en sueur, avec la voix d'Holden en réverberation et un bruit de coeur totalement plaqué. Gros effets très lourds...mais efficaces. (je ne me rappelle pas si �a y est encore dans la version définitive)

En tous cas c'est clair : IL VA SE PASSER QUELQUECHOSE. C'est sur ! Car pour la majorité des spectateurs, un gros plan en CC-Interne sur un acteur stressé avec des effets sonores et un battement de coeur, se termine forcément par quelque chose de spectaculaire. C'est la que j'aurai fait tirer Léon...de peur de rater mon effet.

Eh bien non... il ne se passe rien.

Rien.... et c'est la qu'il est très fort Ridley Scott (ou son monteur).

Holden se détend : "Ce sont juste des questions Léon."

Retour archi classique de fin de scéne après le moment dramatique, à la vue d'ensemble en Plan-Large Latéral qui resitue l'ensemble des événements auxquels on vient d'assister et qui calme la tension amorcée. Les voix redeviennent normales et le coeur monstrueux qui survolait l'immeuble a disparu dans le lointain.


Tout le monde est détendu,
surtout le spectateur qui est
prévenu inconsciemment que
la scéne se termine,
conditionné par cette coutume
cinématographique de passer
par un Plan-Large pour amorcer
la scéne suivante


Tout le monde est détendu, surtout le spectateur qui est prévenu inconsciemment que la scéne se termine, conditionné par cette coutume cinématographique de passer par un Plan-Large pour amorcer la scéne suivante (coutume que s'effor�ait d'ailleurs de transgresser Hitchcock Cf l'interview Hitchock/Truffaut).

"Je vais vous parler de ma mère" dit Léon d'une voix atone. Et on s'attend presque à avoir le classique fondu qui fait disparaitre progressivement leurs voix et l'image pour nous amener ailleurs.

Et la coup de Théatre !

Contre toute attente, Léon tire de dessous la table. Le flash du coup de feu est la cinquième image d'un CC-Interne Large (presque Subjectif du regard de Holden : c'est nous qui prenons la balle). Un Contre-Champ-Interne explosif qui a interrompu brutalement le Plan-Large si reposant. Tout le monde est surpris. En plus, Holden explose le mur, et Ridley-Scott ne nous accorde même pas le fameux Plan-Large de Fin de Scéne qui permet d'intégrer ce qui vient de se passer. Il nous balance directement sur une nippone animée en fa�ade d'immeuble. Wow ! Tout le monde a fait un bond dans la salle !

Bon, je sais, une foi décrypté, �a parait évident, c'est sur que tout est facile une fois que c'est fait, mais c'est une autre histoire lorsqu'il s'agit de faire ce genre de choix sur le tournage. Et en tous cas c'est un bon contre-exemple qui met en évidence les archétypes de l'écriture cinématographique classique.

Scènes contenant un CC-externe

Il n'y a pas de CC-Externe dans la première scéne, donc on roule jusqu'à la scéne du quartier général de la police, ou Gaff conduit Deckard, en présence de Bryant, qui lui confie la mission de tuer les replicants.

Deckard est assit devant le bureau de Bryant. Le dialogue est découpé aussi de fa�on très traditionnelle en succession de Champs/Contre-Champs (de toutes fa�ons, à part le plan séquence, il n'y a pas beaucoup d'autres solutions pour décrire une scéne de dialogue).

Bryant sert un whysky à Deckard et lui parle de l'arrivée des Replicants sur terre.

Tout le début du dialogue est en Champ/Contre champs EXTERNES (CC-Externes). La caméra est DERRIERE les interlocuteurs, car on voit l'amorce du bras de Deckard en avant plan, lorsqu'on est cadré sur Bryant, et l'amorce des bras et de l'épaule de Bryant lorsqu'on est cadré sur Deckard.

Si c'était des CC-Internes, la caméra serait devant Deckard ou devant Bryant, et on ne verrait pas l'amorce de leur corps.


C'est une scéne qui vaut le
coup d'être analysée en détail
parce que c'est une merveille
de précision et d'élégance
dans la chorégraphie des
personnages et des positions
de caméra.


IDEM dans la très belle scéne du dialogue entre Rachel et Deckard, lors de son arrivé au siège de la Tyrell corporation. C'est une scéne qui vaut le coup d'être analysée en détail parce que c'est une merveille de précision et d'élégance dans la chorégraphie des personnages et des positions de caméra.

- Deckard : "Ils sont bénéfiques ou nocifs, s'ils sont bénéfiques ce n'est pas mon probléme".

On voit l'amorce du coude de Deckard en avant plan gauche cadre, et Rachel est en arrière plan droite cadre. C'est un CC-Externe puisque la caméra est derrière Deckard.

Remarquez dans cette scéne comme la caméra sur Rachel est toujours en contre plongée dans l'axe de vision de Deckard et en plongée sur Deckard lorsqu'on est dans l'axe de Rachel. Elle le domine.

Cette scéne est aussi un cas d'école : l'intervention d'un troisième protagoniste (Tyrell) au milieu d'un dialogue entre deux personnages (Deckard et Rachel). Mais la il vaut mieux faire un schéma en dessinant les implantations de caméra au sol, plan par plan, c'est très explicite et instructif.

Cela met en évidence le respect scrupuleux de la régle des 180� lors de l'arrivée de Tyrell. On raccorde à Tyrell non pas à partir du regard de Rachel vers lui, mais à partir du regard de Deckard, donc à partir d'une position de caméra en CC-Externe (derrière Rachel) qui est commune aux deux axes : Axe Deckard-Rachel et Axe Tyrell-Deckard. Si on avait raccordé à partir du regard de Rachel vu du côté de Deckard, on était dans une position de caméra hors de l'axe des 180� joignant Tyrell et Rachel.

Et si vous voulez vous prendre encore plus la tête avec le respect de la régle des 180�, prenez le moment ou Rachel se recule pour permettre à Tyrell d'entrer dans le champ de l'axe Deckard-Rachel en CC-Interne :

- Rachel : Mr Deckard... Dr Eldon Tyrell
- Tyrell : Montrez nous cela, je veux voir un essai.

Pourquoi Tyrell entre t-il dans le CC-Interne Deckard-Rachel et non pas dans un CC-Externe Deckard Rachel qui aurait eu l'avantage de situer la position de Deckard dans l'espace ?

Outre que c'est plus élégant, c'est aussi parce qu'un CC-Externe Deckard-Rachel dans cette succession de plan, positionne la caméra hors de l'axe Tyrell-Deckard du dialogue précédent lorsque Deckard lui répond :

- le test de Voigt-Kampff, dans notre jargon.

(faites l'essai de dessiner le plan d'implantation des positions de camera, et vous constaterez qu'il n'y a pas beaucoup de positions possibles si on respecte scrupuleusement la régle)

D'autre part ce positionement de Tyrell permet de se simplifier la vie au niveau du découpage, car Tyrell vient très naturellement s'insérer dans l'axe Deckard-Rachel.

La fin de la scéne reprend le découpage qu'on avait précédément entre Deckard et Rachel sauf qu'on passe en CC-Internes, tout en conservant le même effet de plongée sur Deckard et de contre-plongée sur Tyrell. Tyrell domine Deckard comme Rachel.

La coutume dans le découpage d'un dialogue à trois personnages, c'est de s'efforcer dans les Champs/Contre-Champs de toujours alterner des positions de caméras qui sont communes aux axes des 180� reliant les différents protagonistes du plan précédent.

La scéne du petit chinois aussi est fascinante de complexité dans les mouvements de Léon et du petit chinois autour des axes. Mais j'aurai presque tendance à trouver que c'est précisément une sorte de contre exemple, car bien que la régle soit respectée, dans ce cas on perd un peu la perception de l'espace et surtout du positionement de Léon dans ce lieu.

Yann Minh

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